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Je n’ai pu en supporter davantage. J’ai embrassé Suzanne et je l’ai laissée avec Sarah. J’ai marché dans l’air froid du matin jusqu’à la plage. Près du môle, le vieux Mari a déjà tiré la plate dans l’eau, et il attend le moment du départ. Dans les trouées du ciel, la lune est encore brillante. La lumière du jour étincelle sur les crêtes des vagues.

J’ai besoin de voir Suryavati, j’éprouve un grand désir d’apercevoir sa silhouette mince sur le lagon, en train de marcher le long du chemin invisible du récif.

Il me semble qu’elle seule peut effacer ce qui s’est passé, la clameur de l’émeute dans la baie des Palissades, et la peur qui étreignait Suzanne tandis que nous cherchions à fuir, et le sang qui coulait sur la joue de Jacques. Et cette nuit, les bruits des voix, la lueur des incendies. Mais la plage reste désespérément vide.

J’étais encore sur la plage quand la barque a emmené Nicolas et M. Tournois vers Gabriel. Sur une civière improvisée, deux bâtons et un drap, les arkotties ont porté Nicolas. Tournois marchait derrière eux, dans sa grande chemise d’hôpital. Il n’a regardé personne, il est monté dans la barque et s’est assis à côté de Nicolas, comme s’il l’accompagnait. De Palissades, le sirdar avait fait envoyer deux malades indiens, comme pour faire bonne mesure, deux femmes, une âgée et l’autre plus jeune, sans doute des parias, enveloppées dans des linges. Une bâche de fortune a été installée sur la barque, pour les protéger du vent. Puis Jacques est monté à l’avant, et le vieux Mari, debout sur la poupe, a appuyé sur sa longue perche. Dans la lumière grise du matin, la barque surchargée faisant eau s’est éloignée lentement sur le miroir du lagon et je ne pouvais pas ne pas penser au dernier voyage du nautonier. Combien d’autres suivront?

Jacques est revenu de Gabriel pâle et agité. Il n’a pas voulu rester, pour retourner plus vite auprès de Suzanne. Nous marchons ensemble jusqu’à la Quarantaine, sans rien nous dire. Sur l’instant, j’ai méprisé Jacques d’avoir cédé au Véran de Véreux. Maintenant je comprends que c’était inévitable. C’était la volonté du sirdar, peut-être les ordres qu’il avait reçus de Maurice, quand nous avons débarqué du schooner.

Sarah est assise auprès de Suzanne. Elle essaie de lui faire prendre de l’eau de riz, mais Suzanne est trop fiévreuse, elle ne peut boire ni manger. Nous n’avons que de l’eau permanganatée, affreuse. Personne n’a eu le courage de préparer du thé ce matin.

Le souvenir de cette nuit et du départ des malades ne nous quitte pas. Je vais jusqu’au rivage, pour regarder la lagune. L’eau est lisse comme la surface d’un lac, et la forme de Gabriel se découpe sur le ciel clair, avec son piton où vivent les pailles-en-queue et la ruine du sémaphore. La tente des malades a été dressée de l’autre côté de l’île, sous le vent du piton. De là où nous sommes, il est impossible de l’apercevoir.

«Comment en sommes-nous arrivés là? «Jacques a besoin de colère. Il n’ose pas soutenir le regard de Suzanne. Sans bien s’en rendre compte, il a rejoint le côté de Véran, il accuse le sirdar: «Où était-il hier? Il ne s’est pas montré. C’est lui qui a tout organisé. Il n’a pas cherché à calmer les esprits. Je n’ai pas entendu une seule fois son maudit sifflet!»

Son arcade sourcilière est tuméfiée, le sang a séché sur sa paupière. Le verre de lunette cassé dédouble son regard. Il bouge nerveusement. Ses mains sont sèches et brûlantes. Lui aussi est en proie à une crise de paludisme. Je me souviens comme il me racontait quand la fièvre venait, autrefois, à Médine. Il en parlait comme d’un vent sur les champs, comme d’une onde. Elle envahissait tout dans la maison d’Anna, les couloirs, les chambres, elle était dans les draps mouillés, dans l’eau des cruches, dans l’air, dans l’ombre de la varangue, elle se mêlait à la fumée des cuisines, aux cris des martins le soir, au bruit des filaos, à la rumeur de la mer. Une nausée, une peur qui faisait battre très vite le cœur, qui hérissait les poils sur la peau, comme à la veille de la tempête.

«Pourquoi ne fait-il rien pour nous?» Il est venu jusqu’au rivage, comme s’il cherchait à apercevoir la ligne de Maurice à travers Gabriel, les volutes des nuages accrochés aux pitons. «Personne ne se soucie de nous, personne ne plaide notre cause pour qu’on vienne nous libérer!» Il ne veut pas prononcer le nom d’Alexandre. Mais c’est vrai que le Patriarche doit savoir où nous sommes. Il n’est pas possible qu’il ne soit pas informé. S’il ne fait rien, c’est qu’il a un dessein. Nous sommes des revenants. Quand Antoine et Amalia ont quitté Maurice il y a près de vingt ans, nous avons cessé d’exister. Maintenant, il ne reste plus qu’à nous effacer, comme les coolies de l’Hydaree au printemps de 1856.

«Tout va s’arranger. C’est une question de jours.» J’ai essayé de rassurer Jacques. Mais la fièvre l’empêche de m’écouter. Il me regarde sans comprendre. Peut-être que je me suis trompé, que j’ai répété la formule de Véran: «Une question de vie ou de mort.» Je ne sais plus.

J’ai aidé Jacques à retourner vers la Quarantaine. Il marche difficilement. Il dit: «C’est comme si je portais quelqu’un sur mon dos.» J’ai pensé au Vieux de la Montagne, je lui ai dit: «Ne va pas traverser une rivière!» Tourné contre un buisson, il essaie d’uriner, sans y parvenir. La fièvre secoue ses jambes, le fait claquer des dents. Il essaie de se maîtriser, pour que Suzanne ne le voie pas dans cet état. Je lui ai donné de la quinine avec du permanganate.

Suzanne est couchée, elle semble dormir, mais elle regarde à travers ses cils. Ses beaux cheveux châtains sont alourdis de sueur, défaits sur ses épaules. Quand Jacques arrive, elle murmure son nom. Il se couche à côté d’elle. Je les regarde avec attendrissement. Jacques a neuf ans de plus que moi, et il me semble que c’est moi qui suis son frère aîné, et que je dois le protéger, et protéger Suzanne comme ma sœur. Je les aime.

17 juin

L’inquiétude s’est installée dans la Quarantaine. Bartoli et Julius Véran ont fait le point en ce qui concerne nos provisions: vingt kilos de riz et du poisson séché pour une semaine environ. Le tonneau d’huile est presque vide. Le pétrole lampant va manquer dans deux ou trois jours. Le sirdar a fait la répartition des vivres déposés par le garde-côte, et il a omis notre camp. Pourquoi? Sait-il quelque chose que nous ignorons, sur la date de notre départ? Ou bien a-t-il décidé de nous affamer? Dans la confusion de l’émeute, des Indiens ont pillé les réserves. Des sacs de provisions ont été éventrés, leur contenu répandu dans la mer, par ceux qui croyaient obliger ainsi le bateau à revenir. Julius Véran ne quitte plus son cauchemar. Je l’entends qui prend les Metcalfe à témoin: «Remember Cawnpore», répète-t-il d’une voix lugubre. Jacques m’a raconté un jour ce qui s’est passé là-bas, au nord de l’Inde, quand l’armée de Nana Sahib a pris Cawnpore, et a massacré tous les Anglais, hommes, femmes et enfants, dans les eaux du Gange. Mais le coup d’œil que lui renvoie John lui répond clairement qu’il n’en a aucun souvenir.

Dehors, le soleil brûle dans une immense trouée au-dessus des îles. Je ne peux rester plus longtemps dans le baraquement de la Quarantaine. J’étouffe, je déteste la figure pâle de Véran, la peur qu’il a communiquée aux autres, la violence de ses paroles. Jacques lui-même a cédé à l’obsession, à l’idée d’un complot. Ils ont beau incriminer les Indiens, et le sirdar qui est devenu leur croque-mitaine, ce sont eux tout de même qui ont envoyé Nicolas et M. Tournois sur l’îlot Gabriel. Seules Suzanne et Sarah Metcalfe ont échappé à cette hantise, à cette haine. Suzanne n’attend que l’instant d’être guérie de sa fièvre pour aller à Palissades, organiser des secours, réaliser son rêve angélique. Elle a même convaincu Sarah de l’aider. John Metcalfe, lui, a hâte de pouvoir reprendre ses recherches botaniques.