Je marche le long de la plage, devant le môle, sans détourner mon regard de la silhouette massive de l’îlot. J’essaie d’imaginer leur campement, juste une bâche cirée contre le vent et le soleil, à l’abri du piton.
Vue d’ici, l’île est déserte, juste quelques broussailles et des touffes d’arbres séchés accrochées à la roche noire. Il n’y a pas un signe de vie, pas une fumée. Seulement le vol irrégulier des pailles-en-queue qui font une ronde obsédante autour du piton, en poussant leurs cris éraillés. Quelquefois ils viennent jusqu’au rivage, ils me surveillent. Ils sont majestueux et maladroits, gênés par la longue plume rouge qui flotte derrière eux comme une banderole. Les enfants indiens viennent les épier entre les rochers, ils rêvent sans doute de pouvoir attraper une de ces longues plumes. Phœnix rubricauda, m’a dit John Metcalfe. En Afrique il paraît que ce sont des dieux.
Je suis à ma place dans les basaltes, assis dans un creux de sable où poussent quelques plantes à minuscules fleurs roses. C’est le soir, à mer étale, et la barrière du récif est invisible, dans l’ombre du lagon. Derrière moi, il y a Gabriel, et la falaise noire du volcan, et devant moi, la longue pointe de terre au ras de l’eau, où le vent a couché les batatrans. À l’horizon, entre la pointe et l’îlot, je vois les silhouettes de l’île aux Serpents et de l’île Ronde, pareilles à des animaux émergés.
Maintenant, je le comprends. Ce paysage a pris pour moi plus d’importance que le poste d’observation, en haut du volcan, où Véran et Bartoli guettent inlassablement la côte de Maurice. Ici, je regarde vers l’est, dans la direction opposée. Rien ne viendra de la mer, mais elle, Suryavati, peut apparaître d’un instant à l’autre, marchant entre les rochers. Il me semble que j’ai toujours connu ce lieu, la plage, la terre basse qui se confond avec la mer, et le grand rocher peuplé d’oiseaux.
Sans que je l’aie entendue venir, elle est là, sur la plage, devant moi. Elle a un air étrange, elle regarde avec inquiétude, comme si elle craignait la présence de quelqu’un. Elle porte le même sari vert d’eau, et son châle rouge délavé par le soleil la couvre entièrement. Elle a une tache ocre dessinée sur le front.
«Qu’est-ce que tu veux? Quelles sont tes intentions?»
Elle parle lentement, clairement, mais sans aucune affectation.
Je suis étonné par sa question:
«Je ne veux rien, je t’attendais.»
Ses yeux brillent. Elle dit sérieusement:
«Ainsi, c’est moi que tu attends comme ça tous les jours?»
Elle s’est assise dans le sable, elle regarde le lagon. Le soleil éclaire par intermittence, brille sur son visage. Elle a les dents très blanches. Pour la première fois je remarque qu’elle a un petit clou d’or dans la narine gauche.
«Où as-tu appris à parler français aussi bien?»
Ma question est idiote et mérite la réponse ironique: «Comme toi, je suppose. C’est ma langue.» Mais elle ajoute: «J’ai été élevée par les sœurs, à Maurice. Mais ma vraie langue, c’est l’anglais. Ma mère est anglaise.»
Je ne sais pourquoi, j’ai demandé:
«Est-ce que je pourrais voir ta mère? J’aimerais beaucoup la rencontrer.
— Ma mère? Tu voudrais rencontrer ma mère?»
Suryavati a un petit rire, comme si c’était l’idée la plus absurde qu’on puisse avoir.
«C’est impossible.
— Pourquoi?»
Suryavati hésite. Elle cherche une bonne raison.
«Parce que… parce que ma mère n’est pas quelqu’un que tu peux rencontrer.»
Elle hésite encore.
«Parce que ma mère ne veut pas rencontrer les Blancs.»
Elle a dit les grands mounes, à la manière créole.
«Mais je ne suis pas un grand moune!»
Elle n’a pas entendu. Ou bien elle n’en croit rien. Elle me regarde, elle continue à parler:
«Avant, elle était à Maurice, elle travaillait pour les grands mounes, à Aima. Mon père aussi travaillait dans la sucrerie. Et puis il a eu un accident, il est mort quand j’avais un an, alors ma mère m’a confiée aux sœurs. Elle est retournée en Inde. Et quand elle est revenue, les bonnes sœurs n’ont plus voulu me rendre à ma mère. Elles ont dit que maintenant j’étais à elles.»
Suryavati me parle de tout cela comme si c’était naturel, comme si elle me racontait une histoire que j’avais souvent entendue. Elle écrit dans le sable avec un petit bout de bois, des dessins, des signes, des cercles. Elle a des bracelets de toutes les couleurs, en cuivre émaillé, libres aux poignets et serrés au-dessus des coudes. «Qu’est-ce qu’elle a fait? Elle t’a reprise quand même?
— Non, c’était impossible. Les grands mounes ne lâchent pas ce qui est à eux. Elle me voyait en cachette. Elle avait pris un travail à coté du couvent, pour être avec moi. Et quand j’ai eu seize ans, je suis partie avec elle. On s’est cachées à Maurice, et un jour elle a trouvé un bateau, nous sommes venues ici, à l’île Plate, parce qu’elle était sûre que les bonnes sœurs ne nous retrouveraient pas. Maintenant, elle est malade. Elle ne peut plus s’en aller.»
Je regarde son visage, sa peau de cuivre. Ses yeux sont couleur d’ambre, couleur du crépuscule. Je n’ai jamais vu une fille aussi belle, je suis amoureux.
«Comment est-ce, là-bas, d’où tu viens?»
Sa voix est un peu étouffée. Elle ne veut plus parler de sa mère. C’est elle qui veut poser des questions.
«Comment est-ce, en France, en Angleterre? Parle-moi de l’Angleterre. Est-ce que c’est très beau, avec de grands jardins et des palais, et des enfants qui ressemblent à des princes et des princesses?»
D’une poche de son sari, elle extrait un morceau de papier qu’elle déplie soigneusement. C’est pour moi qu’elle l’a apporté, elle savait qu’elle me trouverait ici. C’est une page de l’Illustrated London News sur laquelle sourit un poupon monstrueux. En dessous il y a écrit: FRYS Finest COCOA.
Je ne peux m’empêcher de rire. Ici, sur cette plage, dans cette île où nous sommes abandonnés, la figure du bébé hilare a quelque chose de dérisoire et de pas sérieux. Suryavati se met à rire elle aussi, en cachant sa bouche avec sa main. Finalement nous ne savons plus pourquoi nous rions. C’est la première fois depuis des jours, c’est un bonheur. Le bébé sur l’image est vêtu d’une longue robe de dentelle et coiffé d’un drôle de bonnet.
«Les enfants là-bas ne sont pas des princes.» Je lui parle de la réalité, les rues, à Paris, ou à Londres, la pluie, le froid, les appartements chauffés par les poêles à charbon. Ce que j’ai vu à Londres, dans le quartier d’Eléphant & Castle — le nom la fait sursauter, ainsi il y a des châteaux et des éléphants en Angleterre! Mais je vois bien que ce n’est pas cela qu’elle veut entendre. Elle a une expression triste et déçue. Alors je lui parle de ce qui n’existe pas, l’Angleterre qui la fait rêver, les grandes avenues bordées d’arbres, les parcs ornés de lacs et de fontaines, et les carrosses qui passent le long des allées, emportant les femmes dans leurs belles robes. L’Opéra, les théâtres, le Palais de Cristal à Londres et l’Exposition universelle à Paris. J’invente tout, je lui décris des bals que je n’ai jamais vus, des fêtes que j’ai lues dans Splendeurs et misères des courtisanes.