Surya écoute avec une attention extrême, elle me regarde de ses yeux clairs, et suit chacune de mes phrases comme si c’étaient les Mille et Une Nuits. Je continue à raconter des histoires, à inventer des hommes et des femmes inconnus. Ça ne m’est pas trop difficile. Quand mon père est mort, j’avais treize ans. Dans le pensionnat de Rueil-Malmaison, j’ai dû tout inventer, pour les autres, mon père, ma mère, mes voyages de vacances, ma maison. J’ai joué à cela aussi avec Jacques. Chaque fois que nous nous retrouvions, à Montparnasse, chez l’oncle William, nous inventions des aventures. Nous avions des amis, nous allions à des soirées, pour danser avec des jeunes filles fraîches comme des fleurs, ou bien même nous avions des affaires avec des femmes mariées mystérieuses. Jacques était amoureux de Ménie Muriel Dowie qui voyageait dans les Carpates déguisée en homme, armée d’une canne-épée et d’un revolver, et coiffée d’une casquette comme un jeune Cockney.
Suryavati répète ce nom, comme si c’était magique: Ménie Muriel Dowie. Elle est captivée. J’ai un peu honte, mais je sais que dès que je cesserai de parler elle s’en ira.
D’un seul coup, le soleil est passé de l’autre côté du volcan, et la plage est dans l’ombre. Cette fin de journée est passée très vite. J’entends le bruit de la mer qui vient, et cette vibration sourde qui semble sortir du socle de l’île. Il me semble que j’ai en moi une électricité, une force nouvelle. Pour la première fois depuis des jours, je ne sens plus la menace qui pèse sur l’île, j’ai même oublié l’émeute. Sur l’eau du lagon, en même temps que les oiseaux, la plate revient de l’îlot Gabriel, avec le vieux Mari debout sur la poupe.
Je suis seul, au bord du lagon. Vive comme une fumée, Suryavati a couru à travers les taillis. J’ai eu le temps de lui crier: «Kal!» — «Demain!»
Le 18
Autres plantes médicinales:
Tylophora laevigata (sous le couvert des euphorbes) plus connue comme ipecacuanha vomitive.
Cherché en vain la variété asthmatica, grimpante, trouvé Euphorbia peploïdes (méditerranéenne), dont le nom vernaculaire est fangame.
Plusieurs variétés de Capsicum jrutescens (piment d’arbre) en plantations anciennes, dans le reste des Palissades.
Le soir, à la pointe est, quelques individus de la famille Dios-pyros, mais secs et presque sans feuilles, branches en zigzag, belles feuilles veinées de pourpre, bois d’ébène, ou bois de chêne.
Étendues sur l’escarpement de Bœrhaavia diffusa, herbe pintade.
Amarantacées. Sauvages, endémiques, et pour une raison que j’ignore, dédaignées (aucune culture visible).
Quelques heures à peine, et l’émeute de Palissades est déjà oubliée. Le matin qui a suivi, les coupables du viol ont été bastonnés dans la rue principale, puis des femmes ont mis sur leurs plaies des feuilles de platanille et du baume, et la vie a repris son cours ordinaire, ponctuée par les appels à la prière et les coups de sifflet du sirdar — si tant est qu’on puisse appeler cela une vie ordinaire.
Aidé du vieux Mari et d’un coolie, Jacques a procédé à la désinfection de l’infirmerie et des baraques de la Quarantaine. Deux arkotties ont assisté à l’opération, délégués par Shaik Hussein. Les grabats et les draps souillés ont été brûlés sur le rivage, puis Jacques a aspergé le sol des maisons au Condys fluide. Quand on a mis le feu aux grabats, je n’ai pas pu rester. J’ai senti la nausée dans ma gorge et j’ai couru m’abriter à la pointe, dans mon creux entre les rochers. J’ai attendu Suryavati en vain, jusqu’à midi. Elle n’est pas venue à la mer étale. L’îlot Gabriel paraissait plus grand sous le ciel d’orage, entouré par le vol obsédant des pailles-en-queue.
Hier soir, à la lueur défaillante des lampes punkah (le kérosène du bidon est presque terminé et rempli de scories), j’ai assisté à un rituel absurde et sinistre, dans le bâtiment de la Quarantaine. Julius Véran présidait, comme toujours: après un préambule ampoulé et pédant, prononcé de sa voix de rogomme où roulent de temps à autre les r, il nous a lu le texte de l’édit qu’il se propose de communiquer par héliotrope au gouverneur, Sir Charles Cameron Lees. J’essaie de reconstituer de mémoire, mais l’original était plus sentencieux: «À compter de ce soir, et jusqu’à ce que les autorités légitimes mettent fin à la situation, le couvre-feu est institué sur toute l’île pour tous les habitants, aussi bien les voyageurs européens que les immigrants indiens de Palissades. Le couvre-feu sera effectif du coucher du soleil à l’aube, le commencement et la fin du couvre-feu étant signalés par un long coup de sifflet, donné de part et d’autre de l’île. Toute personne contrevenant au couvre-feu sera jugée dangereuse pour la communauté et mise immédiatement aux arrêts. Enfin, à compter de ce soir, sauf mesure exceptionnelle, une frontière est instituée dans l’île entre la partie est et la partie ouest, afin de limiter le mouvement de ses habitants et le risque de diffusion des épidémies.»
Ensuite, le Véran de Véreux a fait circuler le texte, écrit en français et en anglais, portant au bas sa signature, celle de Bartoli et celle de Jacques, et au-dessous, en caractères indiens, avec la transcription en caractères latins, les signatures des deux principaux de Palissades, Shaik Hussein et l’arkottie Atchanah. Les époux Metcalfe se sont abstenus — John n’était sans doute même pas au courant.
Cette soirée s’est achevée par une prière commune. C’est le Véran de Véreux qui a eu l’idée de cette cérémonie qui lui ressemble. Debout au milieu de la pièce enfumée par les quinquets, il a récité le Pater noster, puis, de sa voix un peu cassée qui résonne étrangement dans la baraque, il a improvisé quelques phrases creuses sur notre destinée. Suzanne est blottie contre Jacques, son regard brille de larmes, ou de fièvre. Mon cœur bat fort, je ressens la même chose qu’elle, quelque chose qui ressemble à de la haine. Julius Véran a tout perverti. Il s’est installé au milieu de nous, lui qui n’est rien, il a réussi à nous rendre semblables à lui-même. Je ne doute pas un instant qu’il ait imaginé cette frontière pour empêcher Suryavati de venir sur la plage. Tandis qu’il lisait son édit d’une voix lente et maniérée, son regard s’est posé un instant sur moi, et il m’a semblé voir briller la lueur de sa malice.
Tout le jour, je suis allé et venu entre la Quarantaine et la pointe rocheuse, pour attendre Surya, sans y croire. J’ai découvert que les plants de batatrans et les buissons portent maintenant la marque de mes pas, une sorte de sente que j’ai tracée à force de circuler, comme la trace d’une bête. C’est cette découverte qui m’a fait ressentir le temps écoulé, plus que ne l’aurait fait aucun calendrier. Il me semble que je connais chaque pierre du rivage, chaque passage entre les arêtes des coraux morts, chaque touffe de chiendent et chaque plante.
Les oiseaux de Pigeon House Rock, qui au début avaient peur de moi, ne s’enfuient plus quand j’arrive. Je leur apporte des offrandes, un peu de morue séchée, des morceaux de biscuit graissés au suif. Les mouettes tournent autour du rocher plat qui signale l’entrée du récif, puis s’abattent sur les offrandes en glapissant. Ce sont les pailles-en-queue que je voudrais apprivoiser. Ils tracent leurs chemins incessants entre Gabriel et la pointe, passent tout près de moi. Je sens leur regard acéré qui balaie la scène, j’entends leurs cris de crécelle, puis ils glissent vers l’autre bout de la lagune, traînant derrière eux leurs flammes rouges, lents et indifférents comme des seigneurs.