Ainsi, l’île est coupée en deux par une ligne imaginaire. C’est elle que j’essaie de suivre, avant la fin du jour, tandis que j’accompagne John Metcalfe dans ses recherches. Nous descendons le piton, par la pente broussailleuse, jusqu’au bosquet de filaos qui occupe le centre de l’île. La ligne suit le glacis et divise la pointe jusqu’au rocher du Diamant. En approchant du phare, j’ai vu que le Véran de Véreux y a installé une sorte d’abri précaire, fait de bois de caisse et d’une toile cirée provenant de l’infirmerie. De là, dit-il, il peut surveiller l’horizon, communiquer avec Maurice grâce à son héliotrope et son manuel de morse. Mais je sais qu’il surveille aussi sa frontière, les allées et venues des Indiens dans les plantations et dans la ville — et qu’il épie les femmes, le soir, quand elles vont se baigner dans le ruisseau, au pied du volcan. Peut-être que, de l’autre côté de l’île, Shaik Hussein et ses arkotties arpentent le chemin, le long de la ligne de démarcation, leurs grandes cannes de bois de natte à la main.
Vers la fin de l’après-midi, la chaleur était étouffante, et John Metcalfe a dû abréger sa leçon de botanique. Dans la Quarantaine, tout le monde était couché par terre. Suzanne et Jacques étaient serrés l’un contre l’autre, le visage congestionné par la montée de la fièvre. Jamais je n’avais ressenti à ce point l’impression d’étouffement. En acceptant l’édit du Véran de Véreux, en voulant se préserver du contact avec les Indiens pour quitter plus vite la Quarantaine, les passagers de l’Ava se sont enfermés dans leur propre prison.
J’ai donc décidé de braver l’absurde couvre-feu, pour revoir Surya. Cette nuit, quand tout le monde dormira, je prétexterai d’aller aux latrines pour m’engager à travers les taillis et passer de l’autre côté. Le projet m’amuse si fort que j’ai accepté le rite grotesque de la prière collective, les patenôtres que débite le Véreux avant de regagner son poste en haut du cratère. J’ai partagé avec Jacques et Suzanne un peu de riz fermenté et de thé amer. Jacques veut que je force Suzanne à manger, que je lui donne à boire le thé où il a dilué la poudre de quinine. Ils sont attendrissants, si occupés l’un de l’autre. Je les regarde, ce soir, et il me semble qu’ils appartiennent à une autre race, à un autre monde. Ils parlent de Maurice, de la vie qui les y attend, Suzanne de l’école d’infirmières qu’elle veut créer à Médine. Elle a déjà en tête le plan du bâtiment qu’elle va construire, sur la part du domaine qu’elle espère obtenir. Jacques parle des gens qui vont intervenir, des agents des Messageries qui ont envoyé des câbles, il croit encore dans la Synarchie, il n’a pas tout à fait renoncé à être du même nom que le Patriarche.
John Metcalfe lui-même, si absorbé par sa quête de l’lndi-gofera flatensis M., en vient à parler du collège des anabaptistes, de ce qu’ils vont faire pour alerter l’opinion, les libérer de la Quarantaine.
Et moi, je suis comme l’homme d’Aden, que j’ai vu couché dans son lit, le regard durci par la souffrance. Je n’ai que les souvenirs et les rêves. Je sais que je ne peux rien attendre en dehors de cette île. Tout ce que j’ai est ici, dans la ligne courbe du récif, la silhouette magique de Suryavati qui marche sur l’eau, la lumière de ses yeux, la fraîcheur de sa voix quand elle m’interroge sur la ville de Londres et sur Paris, son rire quand ce que je lui dis l’étonné.
J’ai besoin d’elle plus que de n’importe qui au monde. Elle est semblable à moi, elle est d’ici et de nulle part, elle appartient à cette île qui n’appartient à personne. Elle est de la Quarantaine, du rocher noir du volcan et du lagon à la mer étale. Et maintenant, je suis moi aussi entré dans son domaine.
Le sifflet du couvre-feu a retenti sur la ligne de crête, et Julius Véran a rejoint Bartoli en haut du cratère. Jacques a soufflé les lampes. Couché dans le noir, j’écoute le vent qui apporte le bruit des vagues sur le récif. Dans ma main, la main de Suzanne est fraîche. La quinine l’a déjà endormie. Dans un instant, je vais me glisser au-dehors, je sentirai le souffle délicieusement froid qui vient de la haute mer. Je vais marcher à travers les broussailles, en flairant ma propre trace, le long de la plage qui brille sous la pleine lune.
La lune éclaire le sable et la lagune. Le vent a lavé le ciel noir. Il fait presque froid. Je marche pieds nus sur mon sentier, sans faire de bruit. Je suis vêtu seulement d’un pantalon et d’une chemise sans col, et l’air de la nuit me fait frissonner délicieusement. J’ai le cœur qui bat comme un collégien qui a fait le mur. Tandis que j’attendais que tout le monde soit endormi, j’écoutais les coups de mon cœur, il me semblait qu’ils résonnaient dans tout le bâtiment de la Quarantaine, jusque dans le sol, qu’ils se mêlaient à la vibration régulière qui marque le passage du temps. Depuis le débarquement, ma montre s’est arrêtée. Sans doute l’eau de mer, le sable noir, ou le talc qui affleure, qui vole dans les rafales de vent. Je l’ai mise de côté, je ne sais plus où, je l’ai oubliée, peut-être dans la trousse de médecin de Jacques, avec mes boutons de manchette et le petit crayon en or de l’arrière-grand-père Eliacin. Maintenant, j’ai une autre mesure du temps, qui est le va-et-vient des marées, le passage des oiseaux, les changements dans le ciel et dans la lagune, les battements de mon cœur.
Quand je suis sorti comme un voleur, j’ai vu briller le regard de Suzanne. Elle ne dormait pas. Son visage était tourné vers la porte, éclairé par la lueur de la lune. Je l’ai embrassée sur sa joue fraîche, et j’ai mis un doigt sur ses lèvres, pour qu’elle ne dise rien. Elle sait bien où je vais, mais elle ne me pose pas de questions. Elle est une vraie sœur.
Mon sentier va jusqu’à la pointe du Diamant. J’ai obliqué vers le nord, au milieu du chaos de basalte qui divise l’île comme les vertèbres d’un gigantesque saurien. En haut des rochers, on est sur la frontière. Durant le jour, on peut voir l’autre versant de l’île, jusqu’à la baie des Palissades. C’est ici que je viens au crépuscule, pour apercevoir la ville des coolies et le quartier des parias, sans risque de rencontrer le sirdar ou d’être repéré par les deux guetteurs en haut du volcan. Je suis tout près de la maison de Suryavati. Entre les blocs de rocher, je vois briller les lumières.
Dans la Quarantaine, tout est noir, hostile. Mais ici, une lampe est allumée devant chaque porte. Il n’y a pas de vent, l’air est tranquille. On pourrait croire n’importe quel village dans un coin paisible du monde, à l’abri du malheur et de la guerre. La lune éclaire les allées régulières, les toits de palmes, fait étinceler les ondes circulaires de la baie. Il y a une odeur paisible qui flotte sur la ville, une odeur de fumée, un parfum de sommeil. De temps à autre, un chien qui jappe, un bébé qui pleurniche. Accroupi entre les rochers, je suis pareil à un sauvage qui épie une vallée heureuse.
Je reste immobile, osant à peine respirer. Je sens le parfum, j’écoute les voix. Comme si je venais du fond d’une douve, d’un lieu noir et minéral. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas ce que nous avons perdu, ce qui s’est passé à l’est du volcan, qui nous a changés. Je n’arrive pas à croire que l’émeute grondait l’autre soir, que les hommes couraient à travers l’île, violant et brûlant.
Je descends de l’escarpement vers la ville, en faisant ébouler de la terre et des cailloux, déclenchant la colère des chiens, d’abord un ou deux, puis tous ensemble, se répondant à travers les rues. J’entends les ruades des cabris dans les corrals, des femmes qui appellent. Je suis allé jusqu’au rivage, je m’assois dans le sable, à côté de la maison de Surya. C’est une cabane de planches avec un toit de palmes, un peu à l’écart. Il y a un lumignon allumé devant la porte.