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Puis je m’allonge dans le sable, la tête contre une pierre. J’écoute le chant des moustiques. Les chiens se sont calmés, ils ont cessé peu à peu d’aboyer. Je les entends qui rôdent autour de moi, le bruit de leurs pattes dans le sable, leur respiration qui halète. Jacques a parlé l’autre jour des chiens. Il a dit qu’il fallait faire attention, que nous étions dans la saison de la rage. Julius Véran proposait une battue, du poison. Suzanne a eu un frisson, elle a répété: «La saison de la rage!» Mais ici, personne ne voudra tuer les chiens. Je me souviens du délire de l’homme d’Aden. Les chiens qui descendaient des hauteurs, qui entraient dans la ville. Et lui, qui rêvait qu’il arpentait les rues de Harrar en semant ses boulettes vénéneuses.

Pourtant, ici, je n’ai pas peur. Il y a d’autres bruits, les craquements des crabes de terre, peut-être la course métallique d’une scolopendre entre les pierres. Le piétinement des cabris. J’aime ces bruits, ils coulent en moi comme un élixir, ils apaisent ma brûlure comme un baume, ils mettent de l’eau dans mes yeux, ils détendent mes muscles. Je suis tout près de Surya, je sens la chaleur de son souffle, j’entends le bruit de son cœur dans le sable. Elle dort dans la hutte, couchée par terre, enveloppée dans un drap, à côté de sa mère. Il me semble qu’elle sait que je suis là, qu’elle me parle à travers son sommeil. L’étoile de la lampe brille devant sa porte, pour moi, je la regarde si longtemps que ma vue se trouble et que je l’emporte dans mes rêves.

C’est son regard qui me réveille. Suryavati est assise devant moi, dans le sable. Les yeux fermés, je voyais son visage, l’arc de ses sourcils noirs, la tache rouge sombre entre ses yeux, et le point d’or qui brille sur sa narine.

«Pourquoi es-tu ici?»

Je reste un moment sans comprendre. L’aube est en train de poindre. Il n’y a pas encore vraiment de lumière, juste une tache grise dans le ciel. Des nuages sont accrochés aux rochers, traînent sur la mer. Elle dit encore:

«Pourquoi es-tu venu ici? Quelles sont tes intentions?»

C’est la même question qu’elle m’a posée, la première fois qu’elle m’a parlé, près du récif. Maintenant, il y a quelque chose de dur, dans sa voix, une colère contenue.

«Il y a longtemps que tu n’es pas venue.

— Je ne pouvais pas. Il s’est passé des choses terribles ici, je ne pouvais pas laisser ma mère. Et Shaik Hussein a dit qu’on ne devait pas aller de l’autre côté, qu’il y avait des gens armés, qui interdisaient de passer.»

Elle me regarde, ses iris jaunes brillent de colère, d’impatience. Elle ne veut pas parler de ce qui s’est passé cette nuit-là, des hommes qui ont attaqué Rasamah. Elle reste silencieuse un instant. La lumière du jour grandit peu à peu, fait apparaître le rivage, les vagues, les maisons des parias. Il y a des femmes dehors, déjà, en train de tisonner des braises. Les chiens sont couchés sur la plage, pas très loin de nous, le nez dans le sable. Surya fait un mouvement pour se lever.

«Il faut que tu t’en ailles, tu ne peux pas rester ici.

— C’est Shaik Hussein qui l’a interdit?

— Non, il n’a rien interdit. Il dit seulement que nous ne devons pas approcher des grands mounes, parce que chez vous il y a des hommes qui sont morts de la maladie.»

Je ne comprends pas ce qu’elle me dit: la frontière instituée par Véran et par Bartoli n’existe pas? N’est-ce pas Shaik Hussein qui l’a voulue?

«Tu dois retourner chez toi, de l’autre côté. Je ne veux pas que ma mère ait des ennuis à cause de vous autres.»

J’essaie de la retenir.

«Mais ce n’est pas vrai! Personne n’est mort chez nous. Il y a deux malades isolés sur l’îlot Gabriel.

— Ils sont morts. Shaik Hussein dit que vous avez brûlé leurs corps et leurs habits sur l’îlot.

— Ce n’est pas vrai, il dit des mensonges.

— C’est la vérité, vous voulez le cacher. Moi aussi j’ai vu la fumée.

— C’était la fumée des matelas et du linge, mais ils ne sont pas morts. Mon frère va les voir tous les jours, on leur apporte à manger. Il y a des Indiens aussi avec eux.

— C’est toi qui mens! Vous les avez brûlés pour qu’on ne sache pas. J’étais allée de l’autre côté, hier, j’ai vu la fumée sur la petite île.»

Elle n’a pas mis le foulard rouge sur sa tête, ses cheveux longs sont défaits sur ses épaules, son visage brille d’un éclat de métal. Elle est très belle. Je ne sais plus quoi dire pour la retenir. Elle est prête à s’en aller, et je devrai retourner à la noirceur de la Quarantaine. Elle dit vrai, tout à coup je le comprends. Peut-être pendant que je dormais, ou bien quand j’étais à la pointe, devant le rocher où vivent les oiseaux. Je me souviens du regard fuyant de Jacques, quand il est revenu de Gabriel. Suzanne lui a demandé des nouvelles des malades, il a répondu brusquement: «Tout va bien.» Puis il est allé se coucher, il grelottait de froid.

J’ai pris le bras de Surya, je le serre jusqu’à lui faire mal. Je dois avoir l’air désespéré, parce qu’elle se rassoit dans le sable. Elle a une voix un peu étouffée.

«Ici aussi, nous avons des morts. Il y a une vieille femme qui est morte hier, la déesse froide l’a prise. Elle s’appelait Naseera, elle habitait la maison, là-bas.» Elle regarde vers le haut du village des parias. Il y a des enfants qui courent le long des allées. «C’est ma mère qui l’a aidée. On l’a brûlée hier soir, près de la digue.»

Nous restons silencieux, assis l’un à côté de l’autre, tandis que le soleil se lève. Il me semble que j’ai passé la nuit avec elle, sur la plage, contre la tiédeur de son corps, respirant l’odeur de ses cheveux, rêvant aux étoiles qui girent lentement autour de l’île. Elle est légère, je voudrais entendre son rire, quand elle regarde avec moi les pages découpées dans l’lllustrated London News, ou quand je parle de Ménie Muriel Dowie.

«Est-ce que tu viendras de l’autre côté aujourd’hui?»

Elle est debout, elle me regarde comme si elle cherchait à deviner ce que je pense réellement.

«Je ne sais pas. Peut-être.»

Elle s’en va vite, sans se retourner. Elle entre dans la hutte, elle souffle la lampe. Je l’entends qui parle doucement, d’une voix qui chante, comme on berce un enfant. Un instant après, une silhouette apparaît dans l’embrasure de la porte. C’est une femme grande et maigre, vêtue d’une longue robe bleu sombre. Elle reste debout à l’entrée de la hutte, je vois son visage aigu, ses bras décharnés où brillent des bracelets de cuivre. Elle a sa main droite en visière au-dessus de ses yeux, à cause du soleil levant, et de la main gauche, elle fait un petit signe, comme on chasse un animal inopportun. Elle dit, en anglais: «Go!.. Go!..» Il y a des femmes qui regardent, elles se moquent de mes habits déchirés, de mes cheveux emmêlés. Les enfants courent sur la plage. Je marche vite vers les rochers de la pointe, comme si on allait me jeter des pierres. J’ai les yeux qui brûlent, ma salive a un goût bizarre de permanganate. J’entends les battements de mon cœur dans les artères de mes bras, dans mon cou. Je crois que je suis très fatigué. Quand j’arrive à la Quarantaine, j’ai une impression incompréhensible, comme de soulagement, en voyant les affreuses bâtisses de lave mangées par les broussailles.

Devant le lagon, l’îlot Gabriel brille au soleil, pareil à un iceberg noir.