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Du 19 juin

Avec L., j’ai recensé l’étendue et la variété des ipomées, autrement dit batatrans. Sur l’origine du nom: à Maurice, on le comprend comme raccourci de Patate à Durand. Qui est ce Durand? Pourquoi l’avoir immortalisé? Me semble plutôt une variation créole (ou malagasy) sur batata, importée jadis par les bateaux négriers qui joignaient le Brésil aux Mascareignes.

Cette Convolvulacae est devenue ici endémique. Couvre les sols les plus divers, des ravins basaltiques du pied du volcan aux plages calcifères de la côte sud-est. Réputation de panacée: contre brûlures, piqûres, eczéma, ictères. La feuille contient un lait astringent, saponifère.

Ipomœa paniculata, tubercule impropre à la consommation. Mais présence de Batatas edulis, plants en bon état, larges tubercules dont L. et moi avons fait la récolte. I. pes-caprae (maritima), tubercules ronds, impropres à la consommation. Fleurs d’un rouge très vif.

L’après-midi, malgré la fatigue, retourné à la pente est du volcan. Abondance d’herbe à balai (mauve). Trouvé plusieurs exemples de cajou (Anacardium occidentale) mais variante arbustive (la variété africaine atteint 20 pieds de haut).

Au pied du volcan, Indigofera endecaphylla (herbe, corolle pourpre) et Portulaca (pourpier). J’attends la découverte prochaine de l’indigotier.

C’est midi

C’est midi. Je suis devant Gabriel. Le ciel qui était noir ce matin, quand je suis parti avec John Metcalfe, s’est dilué dans le soleil. Il y a une grande plage ouverte d’un bout à l’autre de l’horizon, par où on voit le ciel, comme un reflet de notre lagon et de ses rives.

John m’a emmené très tôt, vers sept heures. Je n’avais pour ainsi dire pas dormi de la nuit, mais j’ai préféré le suivre. J’ai vu dans le regard de Jacques qu’il voulait des explications, et j’aime mieux les leçons de botanique.

John est surexcité. Il va d’un pas pressé, coupant à travers les broussailles. Nous traversons l’ancien cimetière et nous remontons la pente du volcan jusqu’au passage vers Palissades. Nous sommes sur la ligne frontière, mais il n’a pas l’air de s’en soucier. Il cherche entre les blocs de basalte. Il est huit heures et le soleil brûle déjà le visage et les bras. John porte un grand panama, mais la chaleur colore son visage du même rouge que sa barbe. Lui qui d’ordinaire est si attentif au monde végétal qui l’entoure va droit devant lui, sans prendre garde aux plantes qu’il écrase ou aux buissons qu’il bouscule. J’ai du mal à le suivre. Il est pris d’une sorte de hâte, ses gestes sont saccadés, énervés. À peine s’arrête-t-il pour me montrer des plants de brèdes, qui poussent si régulièrement dans des balconnets de pierres sèches qu’il est impossible qu’ils n’aient pas été cultivés autrefois: toutes des solanacées, dont une variété de piment d’arbre, et une large feuille cendrée qu’il cueille et me donne, roulée comme un cigare: «Voilà qui devrait intéresser votre frère qui ne peut décidément pas se passer de fumer. Solanum auriculatum, autrement dit du tabac marron.»

Ce qu’il cherche, c’est Indigofera tinctora, l’indigotier sauvage. Il a la certitude que c’est ici, sur le contrefort du volcan, à l’abri des embruns de la mer, et dans l’exposition la plus crue à la lumière du soleil, qu’il va trouver le spécimen qui manque à la chaîne, et qui unira Plate à Maurice et à Madagascar — et au-delà, au continent austral.

Toute la matinée j’ai suivi John Metcalfe à travers le chaos rocheux au-dessous du volcan. Le soleil brûlait si fort que par instants j’étais aveuglé. Les seules plantes qui parviennent à pousser à cet endroit sont des chiendents, et cette variété de mauve qu’on appelle ici «herbe à balai» pour la raison que ses touffes sèches font très bien cet usage. Un peu avant midi, nous sommes retournés à la Quarantaine. Metcalfe se plaignait d’une forte migraine, de vertiges. J’ai pensé qu’il avait une insolation et je l’ai laissé dans la baraque, auprès de Sarah, après être allé lui chercher de l’eau fraîche à la citerne. Puis je me suis couché en chien de fusil à ma place, près de la porte. J’ai dormi lourdement, sans entendre les coups de sifflet du sirdar qui rythment le travail des femmes dans la veine de talc, au pied du volcan. Peut-être que ces sifflets ne sont que pour nous, une façon de nous dire, d’un bout à l’autre de l’île, «nous sommes là». Pour que nous n’oubliions jamais l’autre côté, la foule silencieuse des immigrants, leur faim, leur peur, au bout du voyage, ni le mouvement lent des femmes qui avancent dans les plantations à Maurice, leurs paniers de pierres sur la tête, et l’armée des coupeurs qui frappent les tiges des cannes à coups de couteau.

Quand je suis sorti de mon sommeil, j’ai cru un instant que j’étais seul dans la pièce sombre. J’ai entendu un bruit de respiration, un bruit lent, qui écorchait. Au fond de la pièce, contre le mur, Sarah Metcalfe était assise, le dos appuyé contre le mur, tenant la main de son mari. Je me suis approché silencieusement, et elle a levé les yeux et elle a tressailli. Ses yeux faisaient deux taches pâles dans son visage cuit par le soleil. La sueur brillait sur sa figure, mouillait ses cheveux. Elle a dit: «John n’est vraiment pas bien.» Très doucement, en chuchotant, comme elle fait toujours, avec un sourire un peu crispé sur ses lèvres. Elle avait un air surpris plutôt qu’inquiet. J’ai demandé: «Qu’est-ce qu’il a?» Elle s’est écartée pour que je voie John. Il était couché de tout son long, la chemise ouverte. Ses yeux étaient entrouverts. Son front était bouillant.

«Est-ce qu’il a pris de la quinine?» Elle m’a regardé sans répondre, avec ce regard vide. Elle a dit: «Tout à l’heure, votre frère lui a donné un médicament, il était si mal, quand il est revenu.» Jacques n’a rien dit quand je suis rentré ce matin. Il sait bien que je suis resté dehors toute la nuit, malgré le couvre-feu. Peut-être que je serai puni. On va m’enfermer dans une des ruines sans porte ni fenêtres. Ou plutôt, on va m’exiler sur l’îlot Gabriel, comme un lépreux. L’idée est tellement absurde qu’elle me semble comique.

«Voulez-vous que j’aille chercher de l’eau fraîche?»

Sarah continuait à me regarder de ses yeux vides. John avait les lèvres sèches, gercées. Il ne pouvait pas parler. Il respirait mal. À travers ses paupières gonflées, ses yeux brillaient de ce regard vivant qui m’avait frappé chez Nicolas. J’ai senti comme un frisson. J’ai couru jusqu’à la citerne, j’ai ôté le bouchon de chiffons qui empêche les moustiques d’entrer. J’ai fait descendre le seau de zinc au bout de la corde, jusqu’à ce qu’il se renverse dans l’eau. Les fortes pluies qui sont venues jusqu’au sud de l’océan ont l’avantage d’avoir rempli les citernes. L’eau est froide, presque sans sel.

J’ai apporté le seau à Sarah, qui a lavé le visage et le buste de John. Elle a bu elle-même directement au seau, malgré l’interdiction de Jacques. Suzanne était couchée contre le mur. Elle avait l’air épuisée. Quand je lui ai demandé où étaient Jacques et les autres, elle a secoué la tête. Elle s’est couchée à côté de John pour dormir.

Au débarcadère, il n’y a personne. La plate est à sa place sur la plage. Le môle a l’air si abandonné, si vieux. Entre les blocs de basalte et les joints noircis, les fers d’armature sont hérissés, rouillés. Tout à coup il me semble que j’ai dormi cent ans, et que je me suis réveillé dans un monde fantôme.

Le soleil brûle toujours à la même place, au centre de la baie des nuages. C’est la mer étale. Je vois à travers l’eau du lagon le long chemin en demi-lune qui va vers Gabriel. Tout est silencieux. Il est impossible que Suryavati ne vienne pas tout de suite. Jamais nous n’avons eu autant besoin d’elle.