Je me déshabille et je cache mes vêtements dans les rochers, près du récif. C’est ici que j’ai rencontré Surya, la première fois, et qu’elle m’a soigné, quand je m’étais blessé sur les coraux empoisonnés. Maintenant, j’ai appris à marcher sur le récif, en posant les pieds très lentement, sans chercher à voir, comme si je savais par cœur la place de chaque aiguille, de chaque trou. L’eau fraîche du lagon éteint ma brûlure, je nage lentement, les yeux ouverts dans l’eau transparente. Je sens le fond qui effleure mon ventre et mes genoux, j’entends le bruit cristallin des vagues sur le sable. Je glisse longuement au ras de la surface, voyant les éclairs du soleil qui éclatent de tous côtés, je vais le long de l’étroite passe que je connais bien, qui descend vers le centre du lagon, s’agrandit en une vallée profonde d’un bleu très sombre. Quand l’eau devient presque froide, je sais que je suis devant l’entrée de l’Océan, là où le lagon, se vide et se remplit à chaque marée. Les yeux grands ouverts, je bois le bleu sans limites, je plane comme un oiseau, les bras étendus, retenant mon souffle si longtemps que je suis pris de vertige. C’est Jacques qui m’a appris à nager comme cela, l’été où nous sommes allés en Bretagne, à Belle-Île, avec l’oncle William. Il me parlait de la mer, à Blue Bay, de la digue où il avait appris à nager. Il avait six ans. L’eau était si légère que les aiguillettes semblaient des oiseaux. Il disait: «Viens, je vais t’apprendre à voler!» Mais à Belle-Île l’eau était froide, et nous ressortions en grelottant, les doigts morts.
Je nage lentement, sortant la tête de temps à autre pour reprendre la direction de l’îlot Gabriel. Maintenant je suis au-dessus du chenal. Je vois les formes arrondies des coraux, les oursins, les algues. Des bancs de poissons passent tout près de moi, si près qu’il me semble que je pourrais les toucher en tendant la main. Tout à coup, mon cœur bat plus vite. Une ombre glisse entre les coraux, tourne derrière moi, comme un chien hargneux. L’ombre glisse vite, disparaît entre les coraux, mais je sais qu’elle est derrière moi, il me semble que je sens sur moi son regard malveillant, son regard inquisiteur. C’est le tazor, le barracuda, Surya m’a parlé de lui quand j’étais sur la plage. C’est lui le maître de la lagune. Si on a peur de lui, il vient sur vous, il vous mord. Mais quand il vous connaît, il vous laisse passer. Peut-être que Surya lui a parlé de moi, car le tazor me laisse traverser le lagon sans rien faire. Maintenant je suis au-dessus du banc de sable qui rejoint Gabriel. Je reprends pied et je marche vers l’îlot. La traversée n’a pas duré plus de dix minutes, et pourtant j’ai l’impression d’avoir atteint l’autre bout du monde.
L’îlot Gabriel est devant moi, beaucoup plus grand qu’il ne paraît vu du rivage de Plate. Le piton central a une forme parfaite, comme si une main géante avait façonné ce cône en empilant des blocs de basalte. C’est sombre, presque noir, avec une végétation rase accrochée à ses flancs, et près du rivage, la masse des batatrans qui fait une muraille infranchissable. À l’ouest, dans la zone abritée du vent, il y a un petit bois de filaos et des buissons de lantanas (que Jacques appelle les «vieilles filles»). Je suis le rivage, et la bande de sable devient de plus en plus étroite, puis disparaît dans le chaos rocheux où la mer bat librement. En contournant la pointe la plus à l’ouest, j’aperçois les jets de vapeur qui jaillissent des trous, au milieu des rochers, j’entends les coups profonds de la mer dans les cavernes cachées. Ici, le soleil brille avec plus de force. Je sens la brûlure sur mon dos, sur mes épaules, et je regrette de m’être déshabillé, de n’avoir gardé que ce langouti qui me sert de cache-sexe. Avec ma peau presque noire, mes cheveux longs, emmêlés par le sel, et la moustache qui accentue ma lèvre supérieure, je dois ressembler à un coolie indien, du moins c’est ce que Jacques m’a dit l’autre jour. Je ressemble surtout à ma mère, l’Eurasienne. C’est à elle que je dois mes cheveux noirs et très abondants, mes yeux couleur d’ambre et l’arc des sourcils, comme dessinés au charbon, qui se rejoignent à la racine du nez. Alors, à la pension de Rueil-Malmaison, les garçons me disaient: gitan, tzigane! Maintenant c’est devenu vrai.
Je me suis installé dans un creux de rocher, à l’ombre, pour reprendre mon souffle. Ici, la mer est belle, et j’en ai oublié pourquoi j’ai voulu venir sur l’îlot. Au large, elle est d’un bleu profond, presque noir, et vert émeraude quand la vague se redresse sur elle-même avant de déferler. Je pense à Surya. C’est ici que je dois venir avec elle, loin du regard inquisiteur des guetteurs, loin de l’autorité du sirdar et de ses coups de sifflet. Ici nous serions libres.
Droit devant, au sud, il y a la côte de Maurice telle que je ne l’ai jamais vue de Plate. Même du haut du cratère, elle ne m’était pas apparue ainsi, longue et belle, éclairée par places par les rayons du soleil qui font jaillir l’émeraude des montagnes, la frange d’écume le long des récifs, et qui dessinent même, comme un mirage, entre les champs de cannes bleu-gris, les toits des maisons et les cheminées blanches des sucreries. Et au-dessus de tout cela, jusqu’au milieu du ciel, l’architecture des nuages, gonflés, tendus, de toutes les teintes, du plus blanc jusqu’au plus noir, barrés par endroits par les rideaux sombres, les voiles de la vierge, rompus par les gloires. Je regarde cela sans me lasser, et la mer aux vagues violentes, qui courent vers la côte, qui bouillonnent comme un fleuve géant, et les îles noires, qui semblent glisser en arrière avec nous, emportées loin de Maurice vers une destination incompréhensible.
Je marche maintenant vers l’intérieur de l’île, à la recherche des abris de fortune où on a enfermé les malades. Je veux voir cela, je sens en moi une impatience, une appréhension, qui font trembler mes jambes. J’avance avec difficulté. Il n’y a pas de sentier, et les cailloux aigus blessent mes pieds. Il y a partout des portes d’épines fermées sur les passages, comme si on voulait m’empêcher d’arriver.
Tout d’un coup je suis devant les citernes. Ce sont des parallélépipèdes de lave cimentée dont le toit est courbé en cuvette, avec un trou central sans couvercle. En me penchant sur l’ouverture, je ne vois pas l’eau mais je la sens, une eau noire, lourde, qui dégage une odeur acide. Les citernes sont plus grandes qu’à l’île Plate, mais fissurées, presque en ruine. L’une d’elles laisse fuir un filet le long duquel se sont accrochées des rampantes.
Du haut de la citerne, je cherche l’abri des malades. Il n’y a rien, pas une clairière, pas une sente, rien que les blocs de basalte qui émergent des broussailles agitées par le vent. J’ai envie de crier, d’appeler leurs noms, Nicolas, M. Tournois, mais j’ai la gorge serrée, et je sais bien que c’est inutile.
Alors j’aperçois les tombes. Elles sont à quelques pas de moi, devant les citernes. Elles se confondent avec les blocs de basalte qui parsèment la pente du piton. Du haut de la citerne, je distingue une aire qui a dû autrefois être éclaircie et que les buissons de lantanas et les batatrans ont envahie à nouveau. Il y a là une vingtaine de tombes, pour la plupart de simples rochers à peine équarris, plantés dans la terre. Je marche au milieu des tombes, je cherche des noms, des dates. Mais le vent a tout effacé. Une des tombes, pourtant, est plus récente, encore lisible. C’est une pyramide tronquée de basalte, et sur la face exposée à la mer, je peux déchiffrer un nom et une date: