Tout est silencieux, minéral. Il n’y a que les pailles-en-queue inquiets qui volent au-dessus de moi en poussant leurs cris grincheux. En descendant vers le rivage, je découvre ce que je suis venu chercher: les huttes de la Quarantaine. Il n’y a plus de toit ni de bâche, seulement des murs circulaires en pierre noire, pareils à d’anciens corrals.
J’avance très lentement, comme si j’avais peur de réveiller les occupants. Mais il n’y a aucun signe de vie. Le soleil brille durement sur les murs de pierre noire, sur le feuillage des lantanas, fait paraître l’ombre encore plus dense. Quand j’entre dans les murs, je frissonne. L’air est froid, il y a une odeur de feu éteint. Sur le sol, le vent soulève des cendres. Il n’y a aucune trace d’occupation, pas de meuble, pas de grabat. L’autre hutte est vide aussi. Je sens comme un vertige, je dois m’accroupir un instant devant la porte, pour reprendre mes esprits, puis, à la hâte, je marche vers le rivage, forçant mon passage à travers les remparts de broussailles. Au bord de la mer, là où le socle de l’îlot forme étrave avant de se joindre au récif, si près des vagues que je reçois les embruns, il y a la trace d’un ancien brasier, une grande tache noire circulaire, d’où s’envolent encore des parcelles de matière brûlée, une odeur âcre, violente. Surya a dit la vérité: c’est ici que Nicolas, M. Tournois et les deux femmes indiennes ont été brûlés, sans cérémonie, pour ainsi dire en cachette.
J’imagine Jacques debout sur la plage, avec le Véran de Véreux et Bartoli, regardant le bûcher qui consume les corps. Jacques, avec sa bonbonne de Condys fluide, aspergeant les cabanes, et donnant des ordres pour qu’on démonte les bâches et qu’on brûle tout, les habits, les grabats, les affaires personnelles, les sacs et les papiers. La fumée noire a sali le ciel de l’aube, et moi je dormais.
Où sont Jacques et Véran? Peut-être de l’autre côté de l’île, pour parlementer avec Shaik Hussein à propos des vivres. Ou bien en haut du volcan, pour scruter l’horizon? Et Surya, pourquoi ne vient-elle pas? Est-ce qu’elle est cachée dans les broussailles, près du Diamant, à attendre que je m’en aille? Je marche le long du rivage, en face de Plate, et il me semble sentir son regard sur moi. Je voudrais lui dire que je ne savais rien, que je dormais quand on a brûlé les corps, qu’elle n’a rien à craindre de moi. Tout ce qu’il y a ici est à elle, le chemin invisible du récif, le piton de Gabriel avec les pailles-en-queue, l’eau du lagon et les vagues qui déferlent, tout cela lui appartient. J’erre comme un fou, nu et brûlé, je me cogne aux rochers noirs, j’ai les jambes lacérées par les broussailles, les feuilles coupantes des lantanas. Il y a une odeur enivrante, une odeur poivrée, piquante, comme l’odeur de sa peau. Je cherche entre les rochers, quelque chose, une trace des hommes qui sont morts ici, un signe de Nicolas et de M. Tournois, un morceau de tissu des femmes indiennes. Il n’y a rien que les pierres noires et, dans l’aire des bûchers, les cendres et le bois calciné. Je voudrais laisser un signal à la mémoire de ceux qui ont disparu, mais l’îlot est désert, il n’y a pas une planche, pas un endroit où je puisse écrire, et les rocs sont trop durs pour que je puisse y graver leurs noms. Tout ce que j’ai pu faire, à côté du brasier, c’est quatre tas de cailloux. Bizarrement, j’ai fait celui de Nicolas plus grand, et celui de M. Tournois court et trapu, comme ils étaient dans la vie. J’ai mis les tas pour les femmes un peu à l’écart. Il me semble que c’est cela qu’ils auraient voulu. Ils sont près du rivage, regardant la mer et la ligne de Maurice à l’horizon, très belle sous ses dômes de nuages.
Je marche autour du piton, suivi par les pailles-en-queue. D’abord un couple, puis deux, trois, et maintenant une douzaine d’oiseaux qui volent au-dessus de moi, avec leur vol lourd. Ils sont inquiets parce qu’un humain est entré dans leur domaine, le piton où ils ont leurs terriers. Tant que j’étais sur le rivage, ils ne s’occupaient pas de moi, mais à présent que je m’approche, ils sont presque menaçants. Ils sont mes témoins. Ils ont dû survoler le brasier, quand Jacques et Véran ont mis le feu aux corps. Leurs cris aigus, roulant comme des sifflets, leurs cris tournoyants font entrer en moi leur inquiétude, et je suis pris de vertige. Debout sur le flanc du piton, je renverse la tête en arrière, les yeux blessés par la lumière du ciel. Il me semble que je tombe dans un puits sans fond dont le piton est le centre.
Je ne peux continuer. Je ferme les yeux, et, à tâtons, je redescends vers la rive. Je vais jusqu’à la pointe la plus au sud, une longue avancée de rochers où bat la mer libre, où le vent ne cesse pas. Vue d’ici, Maurice paraît immense, lointaine, un continent. À gauche, les îles noires émergent, l’île Ronde, l’île aux Serpents, et droit devant, la dalle naufragée du Coin de Mire. Je suis ici chez moi, à l’endroit dont j’ai toujours rêvé, l’endroit où je devais venir depuis toujours. Je ne comprends pas comment c’est possible, mais je reconnais chaque parcelle, chaque détail, les vagues, les courants qui changent la couleur de la mer, les écueils. Je ne me sens plus prisonnier. Le vol inquiet des pailles-en-queue, les coups profonds de la mer contre le socle de l’île, le vent, la lumière qui brûle à travers les nuages, l’éclat de foudre des pierres et l’odeur âcre des flaques laissées par la marée, tout cela est le monde de Surya, que je partage avec elle. Cela n’a plus rien à voir avec les contes que me disait Jacques autrefois, Médine et la maison d’Anna, l’ondulation des cannes, l’odeur des sucreries, les fêtes sur la plage, en hiver, sous le ciel constellé. Est-ce que ces choses-là existent encore? Ici, dans le monde de Surya, tout est âpre et nu. Je suis à l’extrémité de la terre, là où commence le monde des oiseaux.
Je ressens toujours le même vertige, je suis ivre des coups des vagues contre les rochers, de la solitude des pailles-en-queue, de l’odeur de la cendre jusque sur la mer. Je me suis allongé sur la terre noire et brûlante, dans une anfractuosité, où chaque vague lance une langue d’écume. Je suis comme un aveugle, je passe mes mains sur la pierre usée, douce comme la peau. Je sens dans la pierre le corps de Surya, mince et souple, qui se dérobe et se donne. Elle me recouvre de son ombre, de son eau. Je suis dans la couleur d’ambre clair de ses iris et le flot de ses cheveux noirs qu’elle a dénoués pour moi m’enveloppe, doux comme la nuit. Je sens contre ma poitrine ses seins si jeunes, légers, que je voyais à travers sa robe mouillée, quand elle revenait du récif, et j’entends la musique de ses bracelets autour de ses poignets, la musique du vent, quand elle m’enlace de ses bras très longs et que ses jambes se mêlent aux miennes, comme si nous dansions. Mon sexe est durci, tendu à faire mal, toute la brûlure du ciel et la solitude éternelle des oiseaux doivent se résoudre, cette force qui est en moi ne peut plus rester prisonnière, elle doit jaillir. Mon cœur bat dans ma gorge, mon cœur brille de la flamme du soleil, de la flamme du brasier qui dévore le corps des défunts sur la plage, mon cœur brille de désir. Tout à coup, la lumière entre par mes yeux, j’ai ouvert mes paupières sur la foudre du soleil, et je sens jaillir ma semence contre la pierre noire. Elle jaillit, elle coule sur la pierre et dans le sable brûlés, et je reste immobile, épuisé, j’écoute les coups de mon cœur et les coups de la mer sur le socle de l’île, la longue vibration qui est unie à la lumière.
Lentement, les cris rauques des pailles-en-queue s’éloignent. Les oiseaux n’ont plus peur de moi. Ils m’abandonnent et retournent vers leurs tanières, au flanc du piton.
Je pense à Suryavati, qui marche de l’autre côté, peut-être vers la source qui jaillit des basaltes, au sud de Palissades. Il me semble que j’entends le bruit de ses pas, et sa voix quand elle joue avec les enfants sur le chemin, quand elle appelle les cabris. Sa voix dans la rumeur de la ville des coolies, son rire quand elle répond aux commères qui vont chercher l’eau à la source.