J’ai parcouru toutes les rues où Rimbaud avait été, j’ai vu tous les endroits où il avait vécu, la rue Campagne-Première dont il ne reste rien, puis le Quartier latin, la rue Monsieur-le-Prince, la rue Saint-André-des-Arts, la rue Serpente, la maison à l’angle de la rue Hautefeuille, l’hôtel du Lys avec le fanal en fer rouillé qui a dû éclairer ses pas, les façades des maisons telles qu’il les avait vues. À l’hôtel Cluny, rue Victor-Cousin, j’ai même loué une chambre au dernier étage, une chambre étroite aux murs convergents, au sol qui tangue. J’ai rêvé que c’était la chambre qu’avait occupée Rimbaud cette année 1872, quand tout le monde à Paris l’expulsait. Les mêmes murs, la même porte, la même haute fenêtre s’ouvrant sur une cour au-dessus des toits, où le soleil de l’après-midi le réveillait. J’ai arpenté les rues voisines, absent, sans voir les autos, sans regarder les gens, comme si vraiment je touchais à un commencement du temps.
Alors Jacques et Léon étaient unis, deux frères inséparables, les seuls survivants d’une époque disparue, se retrouvant à chaque congé, année après année, jusqu’à cette année 1891 qui marque leur retour à Maurice et leur rupture. Cette année où Léon est devenu le Disparu, pour toujours.
Ici, dans ces rues, Rimbaud avait marché au printemps, avant de partir pour son voyage sans fin. Sur la place Maubert, le soir, les clochards avinés tendent toujours leurs feuilles de carton sur lesquelles ils s’endorment, bercés par le bruit des voitures. Peut-être qu’ils sont les seuls à toucher vraiment dans leurs rêves au temps qui n’existe plus. Immobiles ils sont restés, alors que lui, le voyageur, a parcouru les extrémités de la terre. Et tandis qu’il quittait tout pour Aden et Harrar, pour le ciel qui brûle jusqu’aux os, Jacques et Léon devenaient grands, apprenaient à vivre dans la solitude. Léon avait appris par cœur Le bateau ivre, Voyelles, Les assis, que Jacques avait recopiés pour lui dans ses cahiers d’école. Il rêvait déjà de partir, il savait déjà. Il savait qu’un jour il serait là-bas, de retour à la maison d’Anna, non pas comme un qui retrouve son bien, mais pour être nouveau, pour se brûler au ciel et à la mer, lui aussi.
Maintenant je le comprends. C’est dans le bistrot de Saint-Sulpice, un soir de l’hiver 1872, que tout a commencé. Ainsi je suis devenu Léon Archambau, le Disparu.
Rue Saint-Jacques, au numéro 175, j’ai retrouvé l’Académie d’absinthe. La maison est belle, avec son mur décrépi et ses toits à niveaux multiples, où l’ardoise a été remplacée par endroits par des feuilles de tôle ondulée. L’Académie est devenue un restaurant pakistanais. On y entre toujours par la même porte bancale qui s’ouvre sur une longue salle obscure en contrebas. À une table, des cuistots pakistanais pelaient des courgettes et des navets au-dessus d’une marmite. Ils m’ont regardé avec méfiance. «Comment ça s’appelait ici?» ai-je demandé. Je n’espérais pas qu’ils me parleraient de l’Académie d’absinthe. L’un d’eux, après avoir consulté les autres, m’a répondu: «Ici, avant, ça s’appelait le Grand Sel.» À côté du restaurant, il y a une porte cochère qui s’ouvre sur une grande cour intérieure pavée, ruinée. Un jeune garçon très brun est assis dans un coin, farouche comme un chat. Cet hiver-là, ivre d’absinthe, Rimbaud s’est battu dans cette cour contre des adversaires imaginaires et peut-être qu’il s’est assis dans le même coin, le dos contre le mur, et qu’il s’est endormi sur le pavé, dans la rosée noire de l’aube.
J’ai marché dans toutes ces rues, comme si je dormais les yeux ouverts, pour entendre le bruit de cette vie qui n’est pas éteinte. Comme si je voyais avec les yeux de la colère, comme si je sentais sur mon visage la grimace de l’enfance détruite, les cheveux emmêlés et raidis d’insomnie, le dos voûté par les courbatures. Après toutes ces années passées à voyager, et la rupture avec Andréa — tout ce que nous nous sommes dit, tout ce que nous nous sommes fait qui est devenu irrémédiable —, je suis à Paris comme en transit, quelques heures avant de reprendre un avion pour le bout du monde. Il y a des étudiants dans les rues autour de la Sorbonne, aux terrasses des cafés. En juin Paris est magique. Il y a de la poudre d’or de tous les côtés, du pollen, des reflets, l’éclat du soleil dans les cheveux des filles. Sur moi je sens encore la poussière des mauvaises routes, en Colombie, au Yucatán. La boue des fleuves du Panama a séché dans mes cheveux, dans mes habits, une poudre rouge qui grince entre mes dents. Quand je suis entré dans les bureaux du service culturel à Mexico, pour poser ma candidature pour le poste de professeur contractuel à Campeche (le précédent occupant venait d’être assassiné dans un règlement de comptes d’homosexuels), l’énarque de service, un petit monsieur en complet colonial et cravate rayée, m’a dit doucement: «On en voit tous les jours comme vous, avec des sacs à dos, ils viennent me demander de l’argent, ou du boulot, puis ils repartent et je n’en entends plus jamais parler.»
Au Quartier latin, il n’y a plus personne du temps que j’étais étudiant. Les pavés de mai 68 ont été bitumés. Il y a des embouteillages. Les trains de banlieue sont écorchés vifs, les sièges de fausse moleskine sont graffités au feutre et coupés au cutter. Personne ne me voit, il me semble par moments que je suis devenu invisible. Qui a besoin de moi? Je ne sais pourquoi, je suis allé à Roissy, pour regarder partir les avions. Quand j’avais dix ans, ma grand-mère Suzanne m’avait emmené au Bourget. Elle aimait voir les avions grimper lentement dans le ciel. Elle ne serait montée à bord pour rien au monde. «Jamais je n’entrerai dans un de leurs étuis à cigare.» Mais elle aimait les voir partir. Aujourd’hui, dans les aéroports, on ne voit plus rien, mais il y a tout de même l’odeur des voyages. Et les noms: Delhi, Bangkok, Bruxelles, Rio, Dakar. Comme une musique des sphères, un chant de l’espace. La nuit, j’ai dormi sur une banquette, comme si j’allais m’en aller le lendemain. Comme s’il y avait vraiment un quelque part. C’est ainsi que j’ai décidé d’aller à Maurice.
Lui, marchant dans les rues de la ville, avec la colère qui obscurcissait son regard, cette lèvre inférieure mince, un peu rentrée, qui fait paraître le menton très lourd (Isabelle aussi avait ce défaut) et la tignasse mal plantée prise sous un petit chapeau rond, comme ceux des Indiens d’Ayacucho. Le bruit de ses souliers ferrés sur le pavé de la rue Victor-Cousin, de la rue Serpente. Déjà Paris est trop étroit pour lui, toujours les mêmes rues, les mêmes immeubles aux fenêtres closes de rideaux, les mêmes visages fermés, les hommes pareils à des patriarches ignorants, et ces calots, ces chapeaux, perruques, cols cassés, plastrons empesés, ces redingotes, gilets, pantalons sanglés sous le pied, et guêtres jaunes, ces bottines vernies faites à la mesure, ces cannes-épées et ces parapluies noirs. Alors est-ce que la poésie n’est pas une affaire de bourgeois, une sorte d’équilibre du budget, un calepin noir sur lequel on note les assets et les liabilities, les avoirs et les dépenses? Il y a des envols parfois, des cris et des soupirs, des élans, des émois. Il y a des trucs qui retombent, des rimes riches, des rejets, des syncopes. Dans la boutique du marchand de vin de la rue Madame, la voix d’Arthur qui ponctue chaque stance: «Ah, merde!» Déjà il n’amuse plus. Il irrite. Il fait peur. La porte s’ouvre sur la nuit, l’embrasure si étroite et basse, comme un trou de furet, et il est debout, un enfant géant aux poings serrés, son visage dans l’ombre, ses cheveux en désordre, sa veste étriquée de paysan à l’emmanchure qui se découd parce qu’il se bat chaque soir, il crie des blasphèmes, des ordures, il menace de jeter à terre tous ceux qui s’approcheraient. L’assistance se tait, elle a peur. Voilà un sentiment vrai, fort, noir. Non pas le vent qui fait tourner les moulins ni la chute des rimes riches, les «ah!», les «oh!» et l’odeur douce du tabac hollandais. Son regard bleu sombre qui passe sur les yeux de mon grand-père, qui entre en lui (et à travers lui jusqu’à moi) et ne le quitte plus. Cette porte qui s’ouvre sur la nuit, le jeune voyou ivre qui provoque l’assistance. Puis plus rien jusqu’à Aden.