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Maintenant je ferme les yeux, je n’ai plus d’inquiétude. Je n’ai plus peur du temps. Demain, après-demain, plus tard, je serai encore ici, au bout du monde, loin des vengeances. Surya sera contre moi, je saurai la retenir, je lui parlerai de l’Angleterre, de Paris, des pays qui n’existent pas. J’écouterai sans me lasser, elle me racontera ce qu’elle a lu dans l’Illustrated London News, ou bien l’histoire de sa mère. Elle me parlera dans sa langue si douce et fluide, comme si elle chantait.

Je suis entré dans la vague, au bout de la dalle de basalte, je me suis laissé recouvrir par l’écume. J’ai renoué le langouti autour de mes reins, j’ai lissé mes cheveux en arrière. C’est étrange, je ne ressens en cet instant aucune honte.

Seulement la plénitude, après l’ivresse, une espèce d’extraordinaire lucidité.

Quand j’ai plongé dans le lagon, au bout de la langue de sable, pour retourner vers Plate, j’ai été saisi par le jusant, un courant violent, froid. À présent les vagues déferlent sur la barrière de corail avec un grondement de tonnerre. L’eau coule dans les deux sens, comme une rivière en crue, et je dois nager de toutes mes forces, en glissant sous l’eau comme Jacques m’a appris en Bretagne, pour couper à travers les remous. À un moment, je suis emporté vers la haute mer, je dérive en dehors de la passe. Puis je parviens au-dessus des coraux. Les pointes acérées griffent mes genoux et mes pieds. La jetée est devant moi, un moignon noir où la plate est attachée. Je suis de l’autre côté, comme rescapé d’un naufrage. Mais je n’ai pas revu l’ombre du tazor.

21 juin

J’ai dormi la plus grande partie de ce jour, à l’orée du bois de filaos. J’aime le bruit que fait le vent dans leurs aiguilles. Je me souviens de l’histoire que me racontait Jacques, autrefois, à Paris, quand nous nous retrouvions chez mon père, et le nom des filaos résonnait pour moi comme un nom magique, un arbre qui n’existe que dans les légendes. «Derrière la maison d’Anna, il y avait une forêt de filaos, le long du ravin qui va jusqu’à la mer. Un jour, un ami de grand-père est venu de France, passer quelques jours à la maison. À l’heure du dîner, il s’est installé à table, et à ce moment le vent de la mer a commencé à souffler. Grand-père lui a donné le plat de riz, et comme il se servait très peu, grand-père lui a demandé: “Vous n’êtes pas souffrant?” L’invité a dit: “Non, au contraire, j’ai très faim.” Et il a fait signe d’écouter le bruit qui venait du dehors: “Je me réserve pour la friture!”» L’histoire a tellement plu qu’elle est restée dans la famille, et Jacques me l’a racontée à son tour, et elle semblait merveilleuse dans l’hiver parisien aux arbres décharnés. C’était tout ce qui nous restait de Médine et d’Anna, le bruit de cette friture qui résonnait dans le soir quand le vent de la mer passe dans les aiguilles des filaos, et moi aussi je me réservais pour le goût des poissons frétillant dans l’huile chaude.

Je ne suis pas retourné de la journée aux bâtiments de la Quarantaine. Je ne supporte plus l’ombre suffocante, la pierre noire des baraques, ni d’entendre le souffle oppressé des malades. Sarah Metcalfe est prostrée, elle aussi. Elle ne fait plus rien, sauf aider John à marcher jusqu’aux latrines, ou lui chercher de l’eau à la citerne. Depuis que son mari est tombé malade, elle a changé d’expression. Son visage est figé par l’inquiétude et elle reste repliée dans son coin, immobile, un drap sur les épaules, presque sans parler. Par moments, elle dit des phrases hachées, moitié en anglais, moitié en français, elle soupire. Jacques m’a dit: «Elle délire.» Mais c’est autre chose que de la fièvre. Sa santé mentale est vacillante. Elle, si jeune et fraîche, à bord de l’Ava, John la présentait: Sarah, ma très jeune femme — avec sa robe bleue stricte d’institutrice, ses cheveux blonds en chignon et ses yeux bleu faïence, et le second commandant Sussac la plaisantait, on entendait la cascade de son rire qui faisait se retourner tout le monde. Maintenant elle est pitoyable, le visage brûlé par le soleil, ses vêtements salis, et ce regard vide qu’elle promène autour d’elle, comme si elle ne comprenait pas ce qui arrive.

Jacques aussi a changé. Son expression est trouble. Il ôte le plus souvent ses lunettes au verre cassé, ce qui lui donne un regard de myope, perdu, indifférent. Lorsque je suis revenu, après avoir acquis la certitude que Nicolas et M. Tournois ont bien été brûlés sur l’îlot Gabriel, il a deviné ma colère, mon dédain. Il a voulu me parler, se justifier. Il a commencé: «Léon, écoute-moi…» Il avait une drôle de voix, étouffée, j’ai pensé une voix de menteur. Je me suis dégagé: «Laisse-moi, je suis fatigué.» Il n’y avait rien à dire, c’était trop tard. Jacques a haussé les épaules, comme quelqu’un qui se trompe, et il est retourné s’asseoir auprès de Suzanne.

Et d’un seul coup, ma colère est tombée. Jacques est mon frère, je n’ai personne d’autre que lui. Si je ne suis pas de son côté, qui le sera? Que pouvait-il faire? Ce n’était pas sa volonté ni même celle du Véreux, et le sirdar lui-même n’y pouvait rien. C’était un ordre qui venait d’ailleurs, de Maurice, de la Synarchie, du club des Patriarches, la peur d’une maladie inconnue qui se répand à travers l’île, le spectre de l’Hydaree.

Jacques est resté auprès des malades jusqu’au bout. Puis il s’est occupé de la sale besogne de faire disparaître les corps, pour éviter la contagion. Il ne m’a rien dit. C’est Suzanne sans doute qui n’a pas voulu qu’on m’avertisse. Pour elle je suis un enfant qu’il faut préserver de la vue de la mort. Jacques a toujours fait cela avec moi. Quand notre père est tombé malade de l’encéphalite, il ne m’a rien dit, il a cherché à cacher la vérité, peut-être parce qu’il en avait peur lui-même. Et longtemps après sa mort, il continuait à parler de lui au présent, comme s’il était encore là.

Je suis allé m’asseoir à côté de lui. Je lui parle, pour le rassurer:

«Comment va-t-elle?

— Ça fait deux jours qu’elle ne mange pas. Même l’eau lui donne des vomissements, je n’arrive pas à lui faire prendre sa quinine.»

Suzanne a les yeux tournés vers nous, mais j’ai l’impression qu’elle n’écoute pas. Elle est occupée à respirer, difficilement, comme si elle avait un grand poids sur la poitrine. Elle a des cernes autour des yeux, elle est amaigrie, sa peau est sèche, sa sclérotique injectée. À l’autre bout de la maison, John Metcalfe ne va pas mieux. Pour l’instant il n’est question que de fièvre paludéenne. Mais Véran, quand il est venu, a regardé les malades d’un œil acéré. Il soupçonne Jacques de vouloir cacher quelque chose de plus sérieux, pour épargner à sa femme le voyage à l’îlot Gabriel.

J’ai rejoint Jacques dehors. Il est assis dans la lumière du crépuscule. Il a sorti son dernier paquet de tabac, pour rouler une cigarette. Je ne lui ai pas parlé de Solanum auriculatum, le tabac marron, que John a repéré l’autre jour sur la pente du volcan. «Quand il n’y en aura plus, je me mettrai au ganjah, comme tout le monde», a plaisanté Jacques. Il a l’air découragé. Il se sent coupable d’avoir emmené ici sa femme, si jeune, si fragile, dans le piège de la Quarantaine, au milieu de cette épidémie. Le mot m’a fait sursauter:

«Une épidémie? De quoi?»

Jacques me regarde. Suis-je le dernier à ignorer ce qui se passe?

«Mais de tout, la malaria, la variole, le choléra.»