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Il me parle de ce qu’il a vu ce matin, au village des coolies, les gens prostrés, brûlants de fièvre, les visages vultueux. Il n’y a pas assez de quinine pour tout le monde, et la vaccine est absente. Il faudrait que de Maurice on envoie les médicaments, les vivres, et surtout une génisse. Mais qui va se soucier d’expédier une génisse sur ce rocher perdu, alors qu’on ne pense même pas aux hommes? Jacques a négocié avec le sirdar un peu de riz, des lentilles, du poisson séché. Mais si le schooner ne revient pas dans quatre jours, nous sommes condamnés à mourir de faim.

J’essaie d’être optimiste:

«Ils ne peuvent pas ne pas venir nous chercher.»

Jacques hausse les épaules.

«Ils ne viendront pas tant que l’épidémie ne sera pas enrayée. Et puis il y a la tempête qui est en train d’arriver, à ce qu’on dit.»

Le baromètre de Julius Véran indique une pression en dégringolade depuis notre arrivée. Pourtant le ciel est magnifique, d’un bleu parfait, et les nuages ne sont plus que des lambeaux qui rougissent au soleil couchant.

Depuis que l’état de John Metcalfe s’est aggravé, Julius Véran et Bartoli se sont installés un peu plus loin, dans la maison du superintendant, qui jouxte l’infirmerie. C’est un bâtiment tout en longueur avec un toit de tôle, que le soleil transforme en four dans la journée. Quand ils ne sont pas à leur poste de guet, en haut du volcan, les deux hommes sont dans cette sorte de hangar, où ils peuvent préparer à leur aise des plans de guerre contre les Indiens et les découpages futurs de l’île. Qui s’en soucie? Tout le monde s’est lassé des rodomontades de l’autocrate. Il parodie les grands mounes du club de la Synarchie, il rêve d’établir lui aussi, sur Plate, un Ordre moral. Mais il est le seul à y croire. Après l’exaltation de l’émeute, est revenue sur l’île la torpeur fataliste du commencement. Seuls résonnent immuablement le sifflet du sirdar, qui signale l’heure du réveil et le départ des hommes vers la digue, et des femmes vers la veine de talc, ou l’appel à la prière du soir, porté par le vent, comme une plainte de l’au-delà.

Le sentier vers Palissades longe la crique de roches noires au pied du volcan. C’est là que commence la mine de talc, réduite aujourd’hui à une saignée blanche au-dessus de la mer, où les Indiennes viennent remplir des seaux. Au fond de la baie, il y a un chaos basaltique envahi par les plantes grimpantes, où John a cherché en vain l’indigotier endémique. C’est ici que se trouve l’ancien cimetière. Les tombes sont usées par le vent, indéchiffrables. Sur une dalle de guingois, mangée de lichen, j’ai repéré un nom:

Thomas Melotte, died 1856

C’est Jacques qui m’a parlé du millier d’immigrants venus de Calcutta à bord du brick Hydaree, abandonnés cette année-là sur Plate en raison de la présence de variole et de choléra à bord. Comme nous, ils ont attendu jour après jour, scrutant l’horizon vide, la ligne de Maurice, dans l’espoir de voir venir le bateau qui les emmènerait. Ils ont dû envoyer des messages désespérés, allumer de grands feux sur la plage pour attirer l’attention de ces inconnus, là-bas, de l’autre côté, qui les condamnaient à une mort lente. Presque tous ont succombé à la maladie, au dénuement. Quand enfin le gouvernement de Maurice a décidé d’envoyer du secours, trois mois s’étaient écoulés, et ceux qui arrivèrent sur l’île ne trouvèrent que quelques rares survivants, et la terre jonchée d’ossements.

Personne ne vient dans le cimetière. Il y a quelque chose de surnaturel dans ce chaos de roches et de tombes renversées par les cyclones. Quelque chose qui trouble et fait battre mon cœur, comme si le regard des immigrants abandonnés était encore vivant, tendu vers l’horizon, une longue vibration qui résonne dans le socle de l’île. C’est cette vibration que j’ai entendue, lorsque je me suis couché l’oreille contre la terre, la première nuit que nous avons passée à Palissades.

J’ai voulu retrouver l’endroit où on avait brûlé les corps, sur le rivage. Mais la mer ouverte bat la côte, les vagues ont creusé la baie jusqu’aux premières tombes.

Pointant, j’aime venir jusqu’au cimetière. Il y a ici une très grande paix, une douceur, comme j’ai ressenti parfois dans les églises, cette impression d’un temps plus grand que ma vie, d’une présence plus vaste que mon regard.

C’est quelque chose que je ne peux pas bien comprendre. Chaque soir, quand j’entends le signal du sirdar, j’ai besoin de venir jusqu’au cimetière abandonné.

Je reste longtemps assis sur les tombes, écoutant le chant des moustiques autour de mes cheveux. Ils se posent sur mes jambes, sur le dessus de mes mains, mais je ressens à peine leurs piqûres. Quand ils sont trop nombreux, je les chasse d’un mouvement ou je souffle sur eux. Ils sont téméraires, agressifs, ils ont un corps tigré, ils sont légers, intelligents. Il y a aussi des moucherons de sable, des fourmis, quelquefois un long centipède qui court sur les tombes avec un bruit de ferraille. Jacques hait les centipèdes, il les détruit avec rage, à coups de talon. Mais moi je suis habitué. Ils sont les vrais habitants de l’île, avec les oiseaux. Ils seront là, bien longtemps après que nous serons partis.

Tout est silencieux ici. Il n’y a pas de vent. Depuis deux jours, nous sommes au centre d’une immense baie calme, dont les bords se sont écartés jusqu’à l’horizon. Jacques dit que c’est l’œil de la tempête. Lorsque l’œil se déplacera, nous serons à nouveau dans la pluie.

Je sens encore la brûlure du soleil, sur Gabriel. Hier une plaie s’est ouverte sur mon dos, entre mes épaules, là où ma peau a touché le basalte. Ici tout est imprégné du regard des passagers de l’Hydaree, qui habitent maintenant dans cette crique, leur regard douloureux, tendu vers la mer vide. Ou peut-être est-ce la montée de la fièvre, qui raidit chaque soir mes nerfs et mes muscles, verse lentement le frisson dans mes veines. Je murmure le nom de Suryavati, son nom magique, qui peut faire apparaître sa silhouette le long du récif, entourée d’embruns comme une déesse. J’ai besoin d’elle, j’ai un grand besoin qu’elle me donne ce qui est à elle, le village des coolies, les allées enfumées par les cuisines du soir, les cris des enfants, les cabris, la voix d’un garçon qui chante au fond d’une hutte, le son léger d’une flûte, même l’odeur terrible des bûchers où attendent les morts. Il me semble que c’est là que j’appartiens à présent, de l’autre côté, à cet autre monde.

Tout d’un coup je suis sur le sentier qui franchit l’escarpement du volcan, je cours à travers les blocs hérissés de pointes de la grande coulée de lave, au milieu des buissons d’épines et des lantanas. Pour la première fois je regrette de n’avoir plus de souliers. Malgré la plante de mes pieds endurcie, je suis entaillé par les aiguilles de lave, mes chevilles griffées par les broussailles. Il y a dans le voisinage du volcan une odeur animale, capiteuse, comme une fermentation, accentuée par la lourdeur immobile de ce crépuscule.

Le sentier descend vers la droite, dans la direction du camp des coolies. Mais je continue à flanc du volcan, vers le ruisseau des Palissades, là où les femmes indiennes vont se baigner et chercher l’eau à la nuit tombante. Je bondis entre les rochers, sans chercher à me cacher, le souffle court. Je veux arriver avant la nuit. Quand je passe l’arête du volcan, je vois soudain la mer à l’ouest, étincelante dans le couchant, et la baie des Palissades, encore éclairée par le soleil, avec ses dalles de basalte disposées comme les écailles d’un serpent.

Dans la coulée de lave, la source alimente une suite de bassins qui reflètent le ciel, couverts de végétation. Il y a même quelques arbres qui ont réussi à s’accrocher au flanc du volcan, des veloutiers, et un grand multipliant au feuillage sombre. C’est là que les femmes sont installées. Elles puisent l’eau dans des cruches, ou bien elles lavent leurs cheveux dans l’eau courante. Je descends de roche en roche, en m’agrippant aux buissons. Il y a plusieurs femmes, nues jusqu’à la ceinture, accroupies au bord de l’eau. Leurs corps brillent à la lumière dorée du crépuscule, j’entends le glissement de l’eau, leurs rires quand elles s’éclaboussent. Elles n’ont aucune pudeur, comme si elles étaient dans un autre monde, au bord d’une rivière en Inde ou au Cachemire.