Elles m’ont entendu. Elles sont éblouies par le soleil, elles cherchent à me voir, dans les rochers, à travers les lantanas. Leur peau est brune, les gouttes d’eau glissent sur leurs épaules, sur leurs seins. Leurs cheveux noirs sont alourdis d’eau.
Surya n’est pas avec elles. Un instant, elles restent tournées, essayant de m’apercevoir dans ma cachette. Mais je suis tapi comme un lapin, immobile. Alors elles jettent des cailloux, au hasard, elles crient comme si j’étais un enfant malappris. Puis elles se drapent dans leurs saris et elles s’en vont, portant les cruches pleines sur l’épaule. Elles descendent le long du ravin, vers le rivage. Un instant elles disparaissent entre les blocs de lave, puis j’entends encore leurs voix, et je les vois marcher le long de la baie dans la direction des maisons communes.
La nuit arrive. Il y a déjà des chauves-souris dans l’air. Comme l’autre jour, je crie: «Surya! Suryavaaati! «J’imagine que ma voix porte jusqu’au village des coolies, et jusqu’au poste d’observation où se tient Julius Véran, sa longue-vue à la main. Je vais crier encore, c’est ma dernière chance avant la nuit et tout d’un coup je sais qu’elle est là, j’entends son pas léger, le tintement bref de ses bracelets. Elle vient par le ravin, elle monte à travers l’éboulis. Mais ce n’est pas elle que j’ai entendue. Ce sont des cabris qui sautent de rocher en rocher, et qui bêlent de leur voix aigre. Puis elle apparaît. Elle est avec un jeune garçon, un berger qui guide les cabris à coups de cailloux, le long du ravin. Surya porte son grand châle rouge qui recouvre ses cheveux. Elle monte vers moi, comme si elle savait que je l’attendais. Elle me regarde, elle n’a pas l’air étonnée de ma présence. Elle me salue à la manière indienne, puis elle s’assoit sur une pierre, en face de moi. Elle aussi, elle jette des cailloux aux cabris qui détalent vers le bas du ravin.
Un peu plus bas, ils s’arrêtent devant un bassin pour boire. Le berger s’est caché dans les buissons.
Je ne sais pas ce qu’il faut dire. Il me semble qu’il y a des jours et des mois que je ne l’ai pas vue. Elle dit simplement: «Est-ce que tu as faim? Je t’ai apporté à manger.» Elle prend dans son sac des gâteaux de riz. Tout est si simple. Je ne suis même pas étonné. Quand je lui tends un des gâteaux, elle refuse: «Il y a longtemps que j’ai mangé!» Elle dit longtemps, en faisant traîner la première syllabe, comme en chantant.
Je ne me souviens plus quand j’ai mangé pour la dernière fois, ce matin peut-être, un peu de riz de la veille accroché au fond de la marmite. Il me semble que je n’ai jamais rien mangé de meilleur. Surya me regarde, elle dit, elle a une drôle de voix, l’air un peu lointain:
«Quand tu seras vieux, c’est moi qui te ferai à manger.»
Quand j’ai terminé les gâteaux, Surya m’entraîne vers le ravin, jusqu’au bassin. L’eau de la source est fraîche et pure. Chez nous, à la Quarantaine, l’eau des citernes est acide, il faut la filtrer à travers un morceau de toile pour enlever les larves de moustiques.
Près de la source, la lumière du soir est douce. Les arbres autour de nous sont pleins d’oiseaux, des martins qui appellent, à cause de la nuit. Au-dessus de nous le volcan est âpre et noir, menaçant. Il me semble sentir peser sur nous le regard des guetteurs, cachés dans les ruines du phare. Nous descendons le ravin jusqu’à la mer, nous cherchons une cachette dans les rochers. Le jeune garçon est reparti vers Palissades, chassant devant lui ses cabris. Surya s’est assise sur une roche plate, devant la mer sombre.
«Parle-moi encore de l’Angleterre.»
Le ciel est très clair encore, je vois son visage, la lumière dans ses yeux. Elle a les cheveux coiffés en une seule tresse épaisse. Le clou d’or brille dans sa narine comme une goutte.
Elle veut tout savoir, comment vivent les gens là-bas, à Londres, comment ils sont habillés, leurs enfants. Je ne comprends pas bien ce qu’elle veut que je lui dise. Je suis allé à Londres la première fois l’été qui a suivi la mort de mon père, Jacques habitait chez l’oncle William, dans un endroit qui s’appelait Beckenham. Il y avait des maisons de brique rouge, des jardins un peu tristes, des rosiers. Je préfère lui parler de ce que j’ai lu dans les romans de Charles Dickens, la prison où va Pickwick, la grande promenade circulaire où les prisonniers flânent comme s’ils étaient au théâtre. Surya ouvre de grands yeux, elle rit. «Ils sont étranges!» Elle réfléchit un instant, puis elle dit: «Ma mère est née à Londres.» Ses yeux sont brillants, elle a comme des larmes.
«Ma mère ne sait pas qui sont ses vrais parents. Elle ne sait pas comment ils s’appelaient. Pendant la guerre contre les Anglais, en Inde, elle était à Cawnpore. Ma grand-mère Giribala l’a trouvée, elle avait cinq ans, elle était accrochée au cou de sa nourrice, elle ne bougeait pas. Tout le monde était mort. Ma grand-mère a vu qu’elle était encore vivante, elle l’a emportée. Elle lui a donné un nom, elle l’a appelée Ananta.»
Tout d’un coup j’ai honte de mon bavardage. Ce que me demandait Surya, c’était de lui parler de sa mère, de la ville où elle est née, non pas des mensonges. Elle dit:
«Dis-moi des noms anglais, peut-être tu diras le sien.»
Je réfléchis. C’est un jeu:
«Eh bien, Mary, Emily, Amalia.
— Amalia, c’est un joli nom.»
Je n’ose pas lui dire que c’est le nom de ma mère.
Je cherche d’autres noms:
«Agatha, Victoria.
— Ah non, pas Victoria!» Son cri me fait rire.
«Alors, Ann, Alice, Julia. Mais tu as raison, peut-être qu’elle s’appelle Amalia.
— J’aime beaucoup ma mère.»
Elle ne dit plus rien. Nous restons assis l’un à côté de l’autre, sur cette roche qui avance dans la mer, comme à la proue d’un bateau. Il fait maintenant presque nuit, je distingue à peine son profil. Je sens l’odeur de son corps, de ses cheveux. Il me semble que je l’ai toujours connue.
Elle me parle de Maurice, du couvent de Mahébourg, de son père inconnu. «Il est mort quand j’avais un an, dans un accident. Ma mère n’a jamais voulu me parler de lui, je crois qu’elle avait été mariée quand elle avait seize ans. Il était chrétien, de Ville-Noire.»
Je voudrais que cet instant ne cesse jamais. Elle parle de l’Inde aussi, de la grande rivière où sa grand-mère a baigné Ananta, après qu’elle l’a trouvée. Elle parle des villes aux noms si beaux, Allahabad, Bénarès, Calcutta. Elle dit qu’un jour elle emmènera sa mère là-bas, elle ira jusqu’à Cawnpore, pour voir l’endroit où elle a été sauvée, et la grande rivière, la Yamuna, où est né le Seigneur Krishna.
À présent, elle a posé sa tête contre mon épaule, comme si elle était très fatiguée. L’odeur de sa peau m’envahit, me fait frissonner. Elle a pris ma main, je sens ses paumes douces et usées, très chaudes. Puis elle s’écarte un peu. Elle cherche à me voir dans l’obscurité, sa voix est étouffée.
«J’aime beaucoup ma mère, je n’ai qu’elle. Je veux que tu lui parles un jour de son pays, tout ce que tu m’as raconté. Ma grand-mère est morte ici, il y a longtemps, avant ma naissance. On l’a brûlée sur la plage, mais elle est encore là. Ma mère dit que les morts ne s’en vont pas, ils habitent avec nous, là où on les a brûlés c’est leur maison.»