Je tiens Surya contre moi, je sens son visage contre le mien, le battement des cils, ses lèvres, son souffle. Il fait nuit tout à fait, mais je vois encore sa silhouette contre le ciel clair. Les vagues cognent profondément, la pierre tremble sous moi. Tout est si étrange, et nouveau, inespéré. Je ressens le même vertige, le même désir. Il me semble que je suis emporté dans un voyage avec Surya, à bord d’un radeau de pierre, devant la montagne pareille à une vague.
Elle appuie la paume de ses mains sur mon visage, lentement. Ensuite elle est debout, elle s’éloigne. Je l’appelle: «Suryavati!» Je marche derrière elle, mais elle va si vite que je la perds. Elle connaît chaque rocher, chaque buisson. Je vais à Palissades.
C’est comme si j’avais vécu cela, comme si je l’avais rêvé hier. Les navires amarrés le long du Tollys Nullah, dans le quartier de Bhowanipore, à Calcutta, attendant d’embarquer les immigrants. Le long de la route vers Calcutta, les charrettes à bras des portefaix, les carrioles dételées et les bœufs agenouillés dans la poussière, et les eaux boueuses du canal coulant lentement vers l’estuaire de l’Hughli. Les bateaux noirs, leurs cheminées fumant légèrement, les voiles d’artimon flottant dans le vent de la mousson, et au-dessus de l’eau, le ciel tourmenté, la pluie qui a déjà crevé sur la ville, cette pluie lourde, comme une cascade grise qui remonte le fleuve et envoie devant elle un souffle froid.
C’est à Ananta que je pense, sa petite main serrée dans la main de sa mère, tandis qu’elles attendent toutes les deux debout sous l’abri circulaire du camp, avec tous ces gens qui bougent autour d’elles, ces inconnus qui viennent de tous les bouts du monde, de l’Oudh, du Bengale, des collines du Gond, du Pendjab, du Gujarat, pour embarquer à bord de l’Hydaree, du Clarendon, de l’lshkander Shaw.
Alors il doit régner un grand silence sur le camp de Bhowanipore. Un ciel jaune taché de noir, une sorte de crépuscule en plein jour. Les merles insolents qui vaticinent d’arbre en arbre, énervés par la pluie, qui se posent sur les bras des charrettes. Il y a aussi des enfants, des garçonnets tout nus qui jouent au bord du canal, qui plongent dans l’eau boueuse, et les femmes qui les appellent. C’est la fin de l’après-midi, les feux sont déjà allumés dans les cuisines, le long du mur d’enceinte. Les femmes font cuire du riz, accroupies devant les foyers, une longue branche à la main. Les hommes sont réunis sur la berge, certains s’abritent des premières gouttes sous des parapluies. Parfois, entre les nuages, le soleil éclate, fait briller les robes des femmes, leurs bijoux de cuivre.
Tout est lent. L’eau du canal descend lentement vers l’estuaire du fleuve, portant des fleurs d’écume jaune, des branchages, parfois un haillon incompréhensible qui tourne dans les remous et s’accroche à la poupe d’un navire.
«Quand partons-nous?» demande la petite Ananta. Sa main est prisonnière de la main de sa mère. Giribala ne veut pas la lâcher. Il lui semble que si elle se détourne un seul instant, sa fille disparaîtra dans les remous du canal. Les gouttes de sueur coulent régulièrement sur le visage de la jeune femme, mouillent ses cils comme des larmes. «Je ne sais pas. Tout à l’heure, demain, à l’aube peut-être.» Ananta montre la fumée qui sort en tourbillonnant des hautes cheminées des navires. «Regarde, est-ce qu’ils vont partir sans nous?» Giribala garde la main d’Ananta bien serrée dans la sienne, jusqu’à lui faire mal, parce que c’est sa seule certitude, tout le reste n’étant que le néant de ce canal et de ce fleuve, cette rive où les hommes et les femmes inconnus attendent indéfiniment de partir vers un pays qui n’existe pas.
19–20 juin
Je suis couché sur la plage, non loin de la maison de Suryavati. À cet endroit, la petite barrière de corail qui entoure la pointe du camp des coolies rejoint le rivage, et j’entends la mer battre contre les récifs, comme sur l’étrave d’un navire. Surya m’a donné un drap pour me protéger du froid de la nuit. Elle a laissé la lampe punkah allumée devant sa porte, comme tous les immigrants. Quand je me retourne, je vois toutes ces étoiles de lumière qui scintillent dans la nuit, comme s’il y avait réellement une ville.
Il y a tous ces bruits familiers aussi, les chiens qui se répondent, les appels grêles des cabris dans les corrals, la voix d’un bébé et une femme qui chante quelque part, longuement, une complainte qui par moments s’efface. Je m’approche du sommeil, il me semble que je suis sur le pont d’un bateau qui va au hasard, d’une île à l’autre. Parfois j’oublie que nous ne sommes plus à bord de l’Ava, il me semble que nous sommes seulement arrêtés dans une rade inconnue, et que demain nous allons reprendre notre voyage.
Dans la nuit le vent est tombé. C’est la chaleur lourde qui m’a réveillé, et le silence du récif. La lune est au zénith, elle brille au centre du ciel noir. Dans la maison de Suryavati, la petite lampe est éteinte. Partout alentour, la plupart des lampes ont cessé de brûler. On doit être tout près de l’aube.
L’air chaud pèse sur la mer, sur la ville. Il y a des milliers de fourmis volantes autour de moi, à la lueur de la lune je les vois ramper sur le sable, se cogner à mon drap trop blanc. Il me semble ressentir cette même inquiétude, cette même menace que le soir où nous avons débarqué du schooner dans la tempête. J’avance le long du rivage, sans faire de bruit. La marée est au plus haut, dans la baie des Palissades la mer est gonflée jusqu’aux grandes dalles de basalte, ne laissant qu’une étroite bande de sable où se sont accumulés le varech et les bois flottés.
Les chiens, d’habitude hostiles, me laissent passer. Ils m’ont senti, ils grognent, mais ils restent couchés au bord de l’escarpement, le museau dans la poussière. Peut-être qu’ils sont habitués à mon odeur ou bien trop fatigués pour se lever.
Je suis tout près du village maintenant. Je sens la fumée, et les plantes à parfum qui poussent près des maisons collectives. Il y a une autre odeur pourtant, que je ne reconnais pas tout de suite, cendres et parfums mêlés, qui est immobile, m’enveloppe, lentement se précise jusqu’à l’écœurement.
Je suis à un bout de la plage, à la pointe qui sépare les huttes des parias des habitations collectives des immigrants. Sur la pointe, près de la ligne de déferlement des vagues, il y a une sorte de plate-forme de pierres noires, qui brille étrangement à la lueur de la lune. On dirait un monument ancien, silencieux, abandonné des hommes, seul devant la mer. Tout autour du promontoire le rivage est hérissé de pointes de lave, que l’écume recouvre. Avec difficulté, en écorchant mes mains et mes pieds, je suis monté sur la plate-forme. Je touche les murs de pierre. Ce sont des blocs de basalte usés par la mer, qui forment une muraille sans mortier. Ils sont doux et lisses, encore tièdes d’une chaleur intérieure.
Maintenant que je suis contre la muraille, je n’ai plus d’inquiétude. Au contraire, je ressens une grande paix. L’odeur du feu est en moi, elle me remplit entièrement. Je passe mes mains sur la plate-forme et je sens glisser sous mes doigts une poussière très fine, presque impalpable. Et tout à coup, je comprends. C’est ici, c’est le bûcher où on brûle les morts, le bûcher que Véran regarde chaque soir à la lunette, et dont il vient rendre compte sinistrement à la Quarantaine — «Il y a eu encore des morts chez les immigrants.»
Le promontoire forme une sorte de presqu’île, quasiment détachée de la côte à marée haute, d’où j’aperçois d’un côté la ligne sombre qui va vers le rocher du Diamant, et de l’autre la courbe de la baie des Palissades et la haute silhouette du volcan. C’est un endroit hors du monde. Non pas âpre et maudit comme la trace du brasier à Gabriel, mais très doux et paisible, enveloppé par la danse des vagues.