Je m’assois dans les rochers, le dos contre la muraille tiède, et je regarde la mer, et les cendres soulevées par les passages du vent m’enivrent comme la fumée des rêves.
Un peu avant l’aube, alors que le ciel devient gris et se mêle à la mer, Suryavati arrive. Elle m’a vu, mais ce n’est pas moi qu’elle vient visiter. Elle tient un balai de palmes, et elle commence à nettoyer la plate-forme du bûcher. Son grand châle rouge cache son visage et ses cheveux, je vois sa silhouette dans la pénombre, penchée sur le sol, j’entends les coups de balai réguliers. Puis elle prend un seau qu’elle a posé sur le bord du bûcher, et avec une calebasse elle jette des gouttes d’eau sur les pierres noires.
Un peu plus tard le jour se lève. Suryavati s’assoit près de moi. Son visage est fatigué, elle a une expression étrange dans son regard, comme je n’ai jamais vu. Elle dit simplement: «Ma mère est une Dom, c’était son travail de s’occuper des bûchers. Maintenant elle ne peut plus le faire.» Elle dit encore: «Maintenant, je pense que tout va être différent.» Il me semble que je comprends ce qu’elle dit, parce qu’il n’y a pas de couleur, pas d’âge. C’est la mer qui nous porte dans son balancement. «C’est ici que ma grand-mère Giribala a été brûlée, quand elle est revenue de l’Inde. Quelqu’un a mis le feu à son bûcher, quelqu’un a balayé ses cendres dans la mer, pour qu’elle retourne à la Yamuna.»
Elle prend ma main, comme elle a fiait hier, devant la source.
«Est-ce que tu as peur des morts? Il ne faut pas en avoir peur, ils sont avec nous, ils ne nous quittent pas. Ma mère dit qu’elle les voit, la nuit, quand elle ne peut pas dormir, ils marchent sur la plage, ils cherchent un endroit où habiter. Ils sont dans les oiseaux, dans les plantes, même au fond de la mer dans les poissons.»
Elle prend un peu de cendre mêlée au sable noir, et lentement elle passe ses doigts sur ma figure, sur mes joues, sur mes paupières. Elle dessine des traits et des cercles, et je sens un grand calme qui entre en moi. Elle dit des mots dans sa langue, comme une prière, ou une chanson: Lalli lug gaya, Chhurm, kala lug gaya…
Puis elle joint ses mains derrière ma nuque, et elle attire ma tête vers elle, elle l’appuie contre sa poitrine, pour que j’entende les battements de son cœur. Elle m’appelle pour la première fois par mon nom, le nom qu’elle m’a donné, pour toujours:
«Bhaiii… Veux-tu être mon frère?»
Le soleil est apparu, de l’autre côté de l’île. Il y a déjà des oiseaux qui traversent la baie des Palissades dans la direction du rocher du Diamant. Avec Suryavati, je marche vers l’anse des parias. Dans les huttes, les hommes dorment encore. Il y a des femmes dehors qui éventent le feu, quelques enfants qui pleurnichent. J’ai un sentiment étrange, quelque chose qui s’est rompu au fond de moi, qui s’est libéré. Je sens dans mes membres une force nouvelle, une électricité qui vibre dans mes nerfs, dans mes muscles. Mes jointures sont plus souples. Je respire mieux, je vois mieux.
Le sentier qui longe le rivage est étroit, réduit par le glacis de terre noire. Suryavati marche à longues enjambées devant moi. Elle entre dans sa maison sans se retourner. Je m’assois à ma place, dans les cailloux que la mer haute a laissés à découvert. L’aube éclaire à présent ce côté de l’île. Un long coup de sifflet lugubre vient de marquer le réveil général. Sous les coups d’éventail les feux se sont ranimés devant les maisons de Palissades. Je sens l’odeur de l’huile chaude, la fumée. Tout à coup j’ai très faim, à tel point que je dois me courber en deux et appuyer avec mes poings sur mon estomac. J’ai dû geindre aussi, parce que quelques instants plus tard quelqu’un vient. Je crois d’abord que c’est Surya, puis je reconnais la silhouette. C’est Ananta. Elle s’arrête devant moi, elle pose par terre une assiette émaillée dans laquelle il y a du riz au cari et des brèdes. Je lui dis le mot très doux que Surya m’a appris, pour remercier: «Choukriya.»
Ananta s’est reculée un peu. Elle me regarde. Elle est d’une maigreur extrême, sa robe jaune et son voile flottent autour d’elle. Son visage d’Indienne, couleur de terre, est éclairé par ses yeux d’un vert d’eau très pâle, transparent. Elle n’exprime aucune méfiance, aucune colère. Il me semble que toute sa peur s’est effacée. Surya vient à son tour, elle me donne un verre de thé bouillant. «Mange et bois, ensuite tu dois retourner chez toi, de l’autre côté.»
Je mange le riz et les légumes avec les doigts, voracement. Le thé amer brûle ma gorge, brûle le centre de mon corps.
Maintenant il y a des enfants qui sont venus autour de nous, des petits garçons tout nus, à la peau noire, au sourire éclatant. Ils s’amusent, ils m’interpellent dans leur langue, ou peut-être dans la langue à l’envers des Doms. Suryavati leur crie: «Jaaiee! Outta! Outta!» comme on crie aux chiens qui s’approchent trop.
Quand j’ai fini de manger, je rince l’assiette et le verre dans la mer, et je les dépose devant la maison, il me semble que j’ai toujours fait cela, depuis mon enfance. Un instant je reste debout devant la maison. Ananta est retournée se coucher, un pan de sa moustiquaire relevé. Surya est assise à côté d’elle, et du bout des doigts elle natte les cheveux de sa mère. La lumière du soleil entre dans la maison, réchauffe les murs. C’est un matin comme les autres, lent et paisible.
Dans le village des parias, avant de partir travailler dans les plantations ou à la construction de la digue, les hommes sont assis devant les maisons, ils parlent, ils finissent de boire leur thé. Les femmes balaient la rue avec les palmes, en soulevant des nuages de poussière noire qui vont se reposer un peu plus loin. Devant les maisons des musulmans, les hommes ont fini leurs ablutions et la prière. Chacun attend le signal du sirdar. Quand le second coup de sifflet retentit, les hommes et les femmes se dirigent vers la baie des Palissades.
Non loin, dans une allée, des gens attendent, des femmes voilées dans leurs châles, des hommes maigres. Ils attendent, dans l’espoir de voir Ananta, de recevoir de la nourriture, une bénédiction. Elle est comme la mère des parias, elle connaît les plantes, elle sait guérir, détourner les «yangues». Il me semble qu’elle est ma mère que je n’ai jamais connue, qu’elle peut me donner la chaleur, l’amour. Je comprends pourquoi Shaik Hussein la craint et la respecte, pourquoi il la laisse en paix. Sans paroles, sans armes, depuis sa hutte de branches dans le village paria, c’est elle qui règne sur l’île.
Au moment où je passe devant la dernière maison, une femme sort en titubant, elle s’accroche à moi. Elle est très jeune, mais son visage est déformé par la haine, ses habits sont déchirés, ses cheveux pleins de terre. Elle est Rasamah, la prostituée que les jeunes gens ont violée et battue le soir de l’émeute. Elle crie des paroles incompréhensibles, elle cherche à me faire revenir en arrière. À quelques pas, en retrait, je vois le jeune garçon qui vit avec elle, il abrite ses yeux avec sa main et il regarde sans rien dire. J’arrive enfin à me libérer, j’ai repoussé la folle d’une bourrade. Ses imprécations retentissent derrière moi, font hurler les chiens. Là où Rasamah a serré mon bras, il y a la marque en demi-lunes de ses ongles.
Un long moment, tout seul sur le chemin de la pointe, je me suis retourné vers le volcan. Je sens alors une colère mêlée d’appréhension. En haut du cratère, les guetteurs sont cachés, Bartoli, le Véran de Véreux, je devine leur regard. Il me semble que je sens sur moi le froid ironique de la lentille qui scrute l’île, depuis les allées du village jusqu’au ravin ombreux où les femmes se baignent en frissonnant dans la source.