Ma grand-mère Suzanne lisant Le bateau ivre ou Aube d’été de la même voix avec laquelle elle lit les poèmes de Longfellow. La poésie d’un voyou. Un visage d’ange, des cheveux hirsutes, et ce regard méchant, troublé, un regard qui ne peut se fixer sur rien ni personne. Les rues de Paris, étroites et noires, qui l’expulsent. Les cours des immeubles comme des fondouks, où les gens abandonnés dorment sur leurs feuilles de carton. Et la brume qui recouvre la vallée de la Meuse, le matin, à Charleville. Le froid, le gris silencieux du ciel, les corneilles dans les champs de betteraves. Est-ce qu’on peut guérir, se libérer de cela? Le ciel qu’on ne voit pas. Paris comme un piège. «Ah, qu’est-ce que je vais faire là-bas?»
C’est bien à Léon Archambau que je pense. Le Disparu, celui qui s’est rebellé contre l’Ordre moral et la Synarchie, puis qui est parti avec la femme qu’il aimait, pour ne jamais revenir. Quand Antoine est mort d’une encéphalite, dans les années 80 (en 1884?), Léon a une douzaine d’années. Jacques est déjà parti pour Londres, suivre des études de médecine, habitant probablement chez le Major William. Léon est pensionnaire, d’abord à Lorient, puis à Rueil-Malmaison chez la fameuse Mme Le Berre. Les nuits où il n’arrive pas à dormir il traverse le dortoir jusqu’aux grandes fenêtres grillées qui surplombent la cour desséchée, pour entendre le bruit de la mer.
Alors, sous l’influence de son professeur M. Maureau — que Jacques avait eu avant lui, et dont grand-mère Suzanne me parlait comme si elle l’avait connu —, il lit les poètes, Richepin, Heredia, Baudelaire, Verlaine, des vers de Rimbaud, recopiés par Jacques dans les numéros de La Vogue — Les effarés, Les chercheuses de poux, Les assis, le sonnet des Voyelles, et dans l’anthologie de 1888, Le dormeur du val, que ma grand-mère disait avoir appris de lui. Dans Les poètes maudits que M. Maureau avait acheté à sa parution, il avait recopié Le bateau ivre sur son cahier d’écolier, et c’était comme une prière qu’il récitait chaque soir. Et les poèmes défendus de Baudelaire, qu’il avait lus le dernier printemps, en classe de rhétorique. Femmes damnées, Les litanies de Satan, L’ennemi:
C’est pour Léon que la ville est étroite. Les angles des maisons sont des coins qu’on enfonce dans son corps, le point de fuite des boulevards une lame qui coupe. Les quais sont noyés dans un givre pourpre. Peut-être que lui aussi, cet été-là, comme moi, passe ses journées enfermé dans une chambre d’hôtel du côté de la gare Saint-Lazare. Il ne sort qu’à la nuit, pour errer dans les rues avoisinantes, jusqu’à la place Blanche, ou vers la Butte, voir Paris qui s’étouffe dans sa propre haleine. Cet été-là (au début d’août 90) Jacques vient le chercher et le ramène en Angleterre. Il veut le présenter à Suzanne Morel, une Réunionnaise, avec qui il vient de se marier à Londres. Ensemble ils prennent le train jusqu’au bord de mer, à Hastings. Ma grand-mère ne m’a parlé de cet été qu’une fois. Peut-être parce que le bonheur ne se raconte pas. Elle a dit juste une fois le ciel sans nuages, le vent tiède, et les bains de mer, quand on roulait les cabines-brouettes jusqu’à la vague. Le soir ils restent dehors, ou bien ils s’asseyent sur la jetée, et Suzanne lit des poèmes, Birds of Passage de Longfellow:
et Baudelaire:
Pour la première fois sans doute il se sent fort, il sent la chaleur de l’amour, l’unité de la famille. Sur la plage de galets, ils sont couchés tous les trois, Suzanne entre les deux frères. Léon appuie sa tête sur l’épaule si douce de Suzanne, respire le parfum de ses cheveux. Juste un instant, cet été, à regarder les traces des bolides dans le ciel noir, au-dessus de la mer. Avant que tout se délite.
Pourtant, c’est à Paris qu’il faut revenir, si je veux bien comprendre. À ce bistrot de la rue Madame, la porte qui s’ouvre sur un adolescent ivre et mal peigné, qui titube dans l’embrasure, la bouche pleine d’invectives et le regard troublé par la folie. Comme si, après lui, avait commencé toute l’errance, la perte de la maison d’Anna, la fin des Archambau. Cette image qu’il a transmise à Léon, puis, à travers Suzanne, jusqu’à moi. En moi aujourd’hui, mêlée à ma vie, enfermée dans ma mémoire. Que reste-t-il des émotions, des rêves, des désirs quand on disparaît? L’homme d’Aden, l’empoisonneur de Harrar sont-ils les mêmes que l’adolescent furieux qui poussa une nuit la porte du café de la rue Madame, son regard sombre passant sur un enfant de neuf ans qui était mon grand-père? Je marche dans toutes ces rues, j’entends le bruit de mes talons qui résonne dans la nuit, rue Victor-Cousin, rue Serpente, place Maubert, dans les rues de la Contrescarpe. Celui que je cherche n’a plus de nom. Il est moins qu’une ombre, moins qu’une trace, moins qu’un fantôme. Il est en moi, comme une vibration, comme un désir, un élan de l’imagination, un rebond du cœur, pour mieux m’envoler. D’ailleurs je prends demain l’avion pour l’autre bout du monde. L’autre extrémité du temps.
L’empoisonneur
Je pense à la mer à Aden, telle que l’a vue mon grand-père, avec Suzanne et Léon, du pont de l’Ava, le matin du 8 mai 1891, la mer lisse comme un miroir sous un ciel sans nuages. Il fait déjà une chaleur de four à huit heures, quarante et un degrés à l’ombre, ce qui, paraît-il, est une avance sur la saison prochaine. J’imagine les voyageurs sur le pont supérieur, ceux qui ont le privilège des chaises longues et de la brise molle qui ride l’eau, et les autres, les immigrants, les marchands arabes, couchés à même le plancher du pont inférieur, étouffant sous les coursives.
Qu’est-ce qui a poussé Jacques et Léon à monter à bord de la baleinière qui fait le va-et-vient avec le rivage? Le paysage écorché de la baie, la pointe du Steamer, la colline nue surmontée du mât des signaux, la courbe du Crescent, la rangée des bâtisses blanchies à la chaux terminée par l’édifice pompeux de la Compagnie du Télégraphe, et au milieu de la baie, cette digue avortée, un ponton en ruine fait de troncs et de blocs de lave le long duquel sont arrimés les boutres des pêcheurs.