Le va-et-vient du chaland s’est arrêté. Le quai, un instant animé, est redevenu vide. Le soleil continue à briller, et Jacques et Léon ont quitté l’abri de l’entrepôt pour marcher jusqu’à la pointe. Le premier édifice est le Grand Hôtel, une maison à étage au toit de zinc, un peu en retrait au fond d’un jardin desséché. Plus loin, commence la série des maisons commerciales, simples cubes de basalte chaulés à toits plats, et parmi celles-ci, l’hôtel de l’Europe, faux palais inachevé. À l’ombre des portiques de stucs, Jacques reconnaît l’homme qu’ils ont aperçu tout à l’heure sur le quai, vêtu de sa redingote noire et de son pantalon gris, caressant sa barbe de prophète.
Comment a-t-il su que Jacques est médecin? Sans doute en questionnant le second commandant Sussac, tout en feignant l’indifférence vis-à-vis de tous ceux qui ne descendent ici que le temps d’une escale. S’est-il seulement présenté? De toute façon, son nom ne peut rien signifier pour Jacques ni pour Léon. Ils ne l’ont même pas entendu.
L’homme parle aimablement, dans un français irréprochable, sans accent, mais avec cette pointe d’affectation des provinciaux. Il s’adresse à Jacques comme s’il était privé de tout contact avec ses contemporains depuis des mois. Après une ou deux banalités, il parle des difficultés politiques, depuis l’assassinat de l’empereur Jean et la rébellion de Ménélik contre le gouvernement italien. Son magasin est une grande salle sombre, bruissante de mouches, mais il y fait frais. Jacques s’est assis sur une chaise pour parler avec le négociant, tandis que Léon reste au-dehors, à regarder le mouvement des porteurs sous la galerie. Dans l’arrière-boutique, Jacques aperçoit les employés arabes ou indiens, occupés à déballer et classer les marchandises. Il y a une caisse de vins de France, et d’une autre, un employé extrait une machine à coudre comme s’il s’agissait d’un trésor. Le marchand semble très fier de cette acquisition. «J’espère en vendre en quantité en Abyssinie.» Puis il parle d’un homme, un de ses associés, un Français, qui se trouve en ce moment à l’hôpital général de la pointe du Steamer, en attendant d’être rapatrié à Marseille. Il dit: «Il est très mal, l’Amazone ne sera là que dans deux jours, je ne sais pas s’il pourra attendre jusque-là.» Jacques ne dit rien. Il doit être sur ses gardes. Il comprend maintenant que le négociant ne l’a abordé que pour cela, pour lui parler de son associé à l’hôpital, pour savoir à quoi s’en tenir. Il a horreur des consultations improvisées, et il n’a pas la moindre envie d’aller jusqu’à l’hôpital pour voir un mourant, fût-il un compatriote. Il fait si chaud, cette visite risque d’annuler tout le bienfait de cette matinée passée sur les quais de la pointe. Et puis Suzanne doit l’attendre. Mais le négociant est insistant, et c’est difficile de refuser. Jacques se dit qu’il prétextera le départ proche de l’Ava pour s’excuser. Il veut renvoyer son frère par la baleinière, mais Léon demande à l’accompagner. Il restera à la porte.
Le négociant se met en route, toujours coiffé de son extraordinaire chapeau blanc. Jacques le suit de mauvaise grâce. Il n’a posé aucune question, il n’a même pas cherché à savoir le nom de cet infortuné qu’il va visiter.
Quand il entre dans l’étroite chambre surchauffée, il ajuste ses lunettes, du geste qu’il a appris à Saint-Joseph, pour se donner une contenance. Il est saisi par l’aspect du malade. C’est un homme encore jeune, très grand, d’une maigreur squelettique, étendu de tout son long sur le lit trop court pour lui. Son visage est émacié, la peau jaunie par le soleil tirant sur les os des pommettes et sur l’arête du nez. Son front est sillonné de rides profondes, taché de ces marques sombres que les peaux claires développent sous les tropiques. Mais ce qui saisit Jacques, c’est le regard de cet homme, un regard bleu-gris, froid, intelligent, chargé de colère. Le malade a reconnu le marchand, et avant que celui-ci ait pu prononcer une parole, il s’est redressé, sur la défensive, il le chasse: «Partez! Allez-vous-en! Je n’ai plus rien à vous dire!» Mais le marchand insiste, présente Jacques comme un médecin français en route vers Maurice, et l’homme ricane: «Que voulez-vous que ça me fasse! Emmenez-le, partez avec lui! Allez au diable!» L’accès de colère l’a épuisé, il retombe sur son oreiller.
Jacques est étonné que l’homme ne soit pas en tenue de malade. Il a gardé ses habits de voyage, un pantalon gris usé, taché de poussière, et une grande chemise écrue sans col, avec des boutons d’os sculptés, à la mode des Abyssins.
Ce qui retient Jacques de partir aussitôt, c’est l’expression de souffrance sur le visage du malade. Une de ses jambes est enveloppée d’un bandage jusqu’à mi-cuisse, mais l’autre pied est chaussé d’un lourd soulier en cuir noir, encore couvert de la poussière du chemin, comme s’il était prêt à sortir, à reprendre la route. À côté du lit, contre le mur blanchi à la chaux, une forte canne d’ébène est posée, et derrière la porte, tous ses bagages sont prêts: une sacoche de peau à bandoulière et une grande malle recouverte de cuir serrée par des sangles.
Le marchand s’est assis sur l’unique chaise de paille, au pied du lit. Il semble accablé par la chaleur et éponge sa nuque avec son grand mouchoir. Jacques est resté debout, devant la porte, comme s’il était prêt à s’en aller. Léon s’est approché, il est dans le couloir, sur le seuil de la chambre, sans oser entrer, il regarde. Le marchand énonce des propos banals sur la chaleur, la sécheresse, etc., auxquels l’homme renversé sur l’oreiller ne répond que par des grimaces, ou des monosyllabes, d’une voix d’insomniaque. La souffrance est perceptible ici dans chaque détail, sur le blanc de chaux des murs, dans l’étroite fenêtre aux volets mi-clos, la nudité du sol, et le lit aux montants de métal usé sur lequel l’homme est couché tout habillé, ses nerfs tendus, sa voix rendue rauque, comme un cri étouffé.
Son nom a-t-il été prononcé? Jacques l’a-t-il seulement entendu? Et s’il l’a entendu, pouvait-il reconnaître dans ce corps exsangue, brisé, raidi par la douleur, celui qui était entré un soir dans un bistrot du vieux Paris, il y a près de vingt ans, cet adolescent furieux qui menaçait le monde de ses poings, et dont le regard trouble avait rencontré le regard d’un petit garçon de neuf ans? Ce garçon étrange, que le poète Verlaine avait entraîné au-dehors, dans la nuit, et qui avait disparu en proférant ses malédictions, et dont l’oncle William avait dit seulement: «Rien… Un voyou.»