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Maintenant j’imagine Jacques debout dans la pièce chauffée à blanc par le soleil, la chambre nue où gît le même garçon, devenu homme, son visage aiguisé par la douleur. Peut-être à un moment Jacques a-t-il reconnu quelque chose, la lueur bleu d’acier du regard, ou la moue de la bouche, sous la moustache, cette lèvre inférieure mince et comme mordue de colère, ou bien les mains, ces mains larges et noueuses de paysan, usées, tachées par le soleil, ces mains qui avaient menacé et repoussé le garçon du bistrot qui voulait le chasser.

Le marchand n’a pas abandonné son idée de faire examiner le malade. Il se penche vers lui, il lui dit quelques mots à voix basse, métis l’homme refuse avec véhémence. Sa voix est sèche, à la fois grave et étouffée, ses paroles sont hachées, incohérentes. Il parle d’un complot, des médecins qui veulent l’amputer, et en même temps de ses affaires, de l’argent qu’on lui a volé, en Afrique, du dourgo qu’il faut payer à Ménélik pour que ses sbires n’attaquent pas les caravanes. Il parle des chiens qui le rendent fou, qui rôdent autour de l’hôpital, autour de lui, nuit et jour. Tout d’un coup il se calme. Il a une sorte d’ironie: «D’ailleurs, c’est complètement inutile de déranger ce monsieur. Je vais beaucoup mieux depuis que je suis couché.»

Dans la chambre étroite, la chaleur est encore montée, elle dilate l’air, elle appuie sur les murs. Jacques regarde la sueur qui perle sur le front du marchand, qui coule sur ses joues et mouille sa longue barbe. Visiblement le marchand est mal à l’aise, il cherche un moyen de se retirer. Il s’éponge avec son mouchoir, manie fébrilement un éventail indien en bois de santal.

Sur son lit, le malade ne semble pas s’en apercevoir. Son visage émacié reste sec, il n’y a pas de trace de sueur dans ses mains, ni dans ses cheveux coupés ras. Son regard brille avec une force qui étonne Léon. Lentement, il est entré dans la chambre, il s’est approché du lit. Jacques aussi semble fasciné par la scène, comme s’il y avait quelque chose d’irrésistible. L’homme continue à parler tout seul, de ses marchandises imaginaires, des yards de coton anglais, des pelotes de fil djano indigo, le Lune, le Turkey red, le musc de civette, le Zebad, le café, surtout, le maudit café! Léon écoute ces mots étranges, que l’homme énumère comme si c’étaient les noms les plus importants du monde, et puis ces dates, les départs de caravanes tels des mirages, avril, mars, les jours à venir ou les jours passés, tout se mélange, il énumère des prix, des chiffres, il parle de dents, de fusils, ou de thalers, tout cela de la même voix saccadée, monotone, comme s’il énonçait un incompréhensible problème d’arithmétique. Lorsque le marchand se lève de sa chaise pour l’interrompre, le malade hausse la voix, avec un timbre qui devient métallique, menaçant, et sa main fait un geste coupant, frappe le bord du lit.

Le marchand veut encore lui parler de sa santé, mais l’homme crie: «Oui, je sais, vous avez tous juré de me couper cette jambe!» Il s’est redressé à nouveau sur le lit, ses yeux étincellent de colère. «Mais je compte revenir chez moi entier. Je dois me marier en France, comptez-vous que je trouve une femme en unijambiste!»

Il retombe sur l’oreiller. Il est très jaune, ses mains reposent de chaque côté du corps, comme un gisant. Le marchand ne peut en supporter davantage. Il s’est enfui, sans même saluer Jacques et Léon qui restent debout au milieu de la chambre.

«Avez-vous très mal? Voulez-vous que je vous prescrive de l’opium?» Il y a quelque chose d’étrange dans la voix de Jacques, quelque chose d’autre que le ton du médecin.

L’homme le regarde un instant avec attention, en le scrutant de ses yeux gris, comme s’il cherchait un souvenir. Il regarde aussi le jeune garçon très brun debout devant la porte ouverte. Peut-être durant ce bref instant, il se passe quelque chose, un voile qui atténue la dureté des iris, une hésitation, une mélancolie. L’homme ne répond pas, il se laisse aller en arrière, il ferme les yeux. Il dit enfin, d’une voix presque basse, fatiguée: «J’ai soif. Je voudrais un peu d’eau.» Ce qu’il demande, c’est l’eau des sources de son pays natal, l’eau de Roches, l’eau de jouvence, et non pas cette eau des puits alcalins d’Aden, l’eau fade et morte des chaudrons de désalinisation de l’hôpital. Et comme il ne peut l’obtenir, il ferme les yeux et se laisse aller à son rêve.

Il est midi déjà, Suzanne doit s’impatienter, scruter les mouvements des yoles dans la rade. L’Ava a terminé de décharger ses caisses et ses barriques, la trépidation des machines a légèrement augmenté. C’est une vibration sourde qui vient jusqu’à la chambre de l’hôpital. La pointe du Steamer est une île, écrasée sous le poids du soleil. Les murs chaulés et le toit de zinc de l’hôpital brillent d’une lumière ondoyante, et au loin, Suzanne voit les étendues blanches des salines, les montagnes de l’Arabie. Le commandant Boileau lui a dit tout à l’heure: «Bonne nouvelle. Nous pourrons lever l’ancre ce soir.» Est-ce qu’il a confié à Suzanne ce qui le réjouit tant, la perspective de cette escale impromptue à Zanzibar, son rendez-vous secret avec la femme d’un officier, pour laquelle il veut braver la menace d’épidémie et l’interdiction des Messageries? Mais Suzanne est impatiente, elle aussi, elle n’a pas songé à lui poser des questions.

Dans l’hôpital, Jacques s’apprête à partir, il prend Léon par le bras, mais le jeune homme résiste, il veut rester. Au contraire, il s’est rapproché du lit, il regarde le visage de l’homme endormi. Ce ne sont pas les divagations du malade qu’il a entendues, mais les mots qui bondissaient, dans le cahier où Jacques avait recopié les poèmes, peut-être seulement à cause de Verlaine.

Libre, fumant, monté de brumes violettes, Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur Qui porte, confiture exquise aux bons poètes, Des lichens de soleil et des morves d’azur.

Léon avait dix-sept ans, en 89, quand il a quitté Rueil-Malmaison avec le cahier dans la poche de son manteau. Ces vers qui ne s’adressaient qu’à lui, rien qu’à lui, l’enfant en exil dans les rues de Paris, rêvant depuis toujours au retour, à l’île natale, au bruit du vent dans les filaos, à la prière des martins au crépuscule, à la mer en fusion chaque soir du côté d’Anna.

Mais comment aurait-il pu reconnaître le poète disparu dans ce grand corps jeté sur le lit d’hôpital, ce corps léger, brisé par la douleur, avec cette jambe emmaillotée qui répand dans la pièce une odeur de mort? L’homme a rouvert les yeux. Il est plus calme. Il a une voix ferme:

«Quand partez-vous?

— Dans quelques heures.»

Il semble réfléchir.

«S’il n’y avait pas cette maudite jambe, je partirais bien avec vous.»

Il se redresse sur son lit. Jacques pense qu’il doit avoir le dos et les fesses couverts d’escarres. Pour déplacer un peu sa jambe gauche, il est obligé de la prendre à deux mains, comme un objet inerte. Le pantalon gris a été coupé à mi-cuisse pour laisser place au pansement énorme qui va du genou jusqu’au pied. «Maudits médecins, ils ont juré qu’ils auraient ma peau!» Il grommelle des noms, Nouks, Steppen, le chirurgien de l’hôpital. Il voudrait qu’on le transporte à l’hôtel, sur le Crescent.

«Voulez-vous que je vous examine?» Jacques s’est résolu à la question. Mais l’homme refuse. Il a toujours le même geste tranchant de la main. «Non, non, ce n’est pas la peine.» Il en parle comme d’une chose secondaire. Jacques s’apprête à s’en aller, mais le malade s’est redressé tout à fait, il y a un désarroi dans son regard. Comme s’il voulait gagner un instant encore sur la douleur et la solitude.