«J’ai le cœur qui bat trop, je ne peux plus.» Jacques et moi avons noué nos mains pour faire une chaise à porteurs, et c’est par ce moyen que nous l’avons ramenée jusqu’au «cabanon». Avec ses bras autour de nos épaules, Suzanne et nous devions peindre un tableau étonnant, quelque chose dans le genre de Paul et Virginie à la baie du Tombeau. Un peu à l’écart, à demi caché dans les batatrans, Pothala nous a regardés passer.
Nous sommes arrivés au campement. J’avais honte de m’être laissé emporter par la colère, d’avoir trahi la confiance de Suzanne. Je me souvenais de l’arrivée à Plate, du pont du garde-côte nous regardions la rive méchante, les dalles de basalte où se fracassaient les vagues, et la baleinière qui avait commencé le va-et-vient. Il me semblait que c’était à l’autre bout de ma vie, et en même temps, je reconnaissais chaque détail, chaque battement. Je me souvenais de Jacques et de Suzanne, sur le pont de l’Ava, si jeunes, élégants, lui dans son costume de flanelle grise et gilet, ses souliers noirs bien vernis. Elle dans sa longue robe en organdi boutonnée jusqu’au cou, et son chapeau blanc épinglé sur son épais chignon doré.
L’instant d’après, Suzanne est sortie de la hutte. Elle s’était lavée et peignée, ses cheveux courts encore plaqués par l’eau, l’air hardi et confiant. Elle est pieds nus sur la terre, elle ressemble à une jeune pionnière américaine, à une fille de Boers.
Pendant que nous nous disputions, Jacques et moi, elle a tout balayé, tout arrangé. Elle a accroché un morceau de toile à l’entrée en guise de rideau. Elle a allumé le feu, mis du riz à bouillir. Elle est incroyable. Elle a réussi à donner à ce coin de malheur un air de cottage anglais. Jacques en est tout attendri. Il s’assoit à côté d’elle, à l’abri de la tente. Suzanne me fait signe de les joindre.
«Viens, mets-toi là. Où est Surya?»
Elle a un ton enjoué, comme si tout cela était naturel.
«Je ne sais pas. Elle a dû traverser.»
Je ressens la même inquiétude, comme si tout pouvait se défaire à chaque instant, que Surya s’en aille pour toujours.
Suzanne a déjà oublié. Elle parle d’autre chose, de Maurice, de la famille, d’Anna, la fille de Louis, la petite-fille du Patriarche, qui est née en avril dernier, et qui, à ce qu’on dit, est aussi brune que moi.
Je l’écoute. Je me souviens qu’il y a seulement un mois tout cela me paraissait d’une importance extrême. Je regardais l’album des photographies de sa jeunesse, les portraits de la famille Morel, la maison de Cilaos. Jacques avait conservé son portrait de communiante, en même temps qu’une lettre mal orthographiée et sincère dans laquelle elle lui écrivait: «Tu verras, amour, quand nous irons là-bas, l’heure de la réconciliation aura sonné.» Une petite fille sage au regard sérieux, aux longs cheveux, et au front haut.
C’est pour elle que je suis là. C’est pour elle que je suis resté. Elle est ma seule famille, elle qui n’est qu’une étrangère, une étudiante de la Légion d’honneur, dans son uniforme barré du ruban arc-en-ciel. Une Réunionnaise émigrée à Paris, dans le quartier Montparnasse, et qui s’est promise à mon frère quand elle n’avait que quatorze ans. Je l’aime, je ne pourrai pas l’oublier. C’est cela qui me met en colère, qui me met de l’eau dans les yeux.
Quand la marée descend, Surya pêche le long du récif. C’est l’heure où la lumière décline, et le vent faiblit. Elle est avec les oiseaux, les goélands, les macoas, les oiseaux-bœufs. Ils viennent du Diamant, elle marche au milieu d’eux sur le récif, entourée de leurs cris. Elle est une déesse de la mer. Elle est comme je l’ai vue la première fois, mince et longue, glissant à la surface de l’eau. Elle brandit son harpon, elle frappe et sort de l’eau l’ourite dont les bras s’enroulent autour de la tige. Avec des gestes précis, elle fait cette chose horrible de retourner la pieuvre comme une poche, puis elle l’attache à la corde de vacoa autour de sa taille, comme un drapeau diapré. Tout est si beau ici, solitaire, silencieux, que cela me déchire au-dedans. Une image fragile qui va se défaire, que je ne pourrai pas sauver.
De l’autre côté du lagon, sur Plate, les maisons de la Quarantaine sont des ruines insensées. Le long de la plage de corail quelques enfants marchent. Un peu à l’écart, j’aperçois celui qui est le préféré de Surya, Choto, le joueur de flûte, qu’elle appelle le Seigneur Krishna. Et au bout de la plage, ramassant des bois flottés pour le feu, je reconnais la silhouette un peu dégingandée d’Uka, le balayeur, qui voulait traverser le détroit à la nage, disparaître dans la mer. Il y a des femmes aussi, drapées dans leurs saris. Elles remplissent leurs sacs de coquillages, pour fabriquer le lait de chaux.
Je ressens la paix, le bonheur. Ainsi, le Véran de Véreux s’était trompé, il n’avait rien compris. Il s’est retranché en haut de sa forteresse, armé de son revolver, pour attendre une attaque. Mais les Indiens ont pris l’île, sans faire un bruit, sans pousser un cri de menace, simplement au rythme lent des femmes, avec les jeux des enfants. Ils épierrent les pentes pour faire de nouveaux champs où ils vont semer leurs légumes, ils puisent l’eau des citernes pour arroser leurs plants de riz. La lèvre noire du cratère est devenue une île dans l’île, et Véran ne peut plus en sortir.
La barque du vieux Mari traverse le lagon lentement, dans le crépuscule. À l’avant, il y a un homme debout, la perche à la main. Je reconnais la silhouette de Bartoli. Mari arrête la plate un instant, le temps de débarquer le passager et ses affaires. Bartoli prend pied sur la langue de sable dénudée par la marée. Il nous a vus. Il ne fait aucun signe. Il charge sur l’épaule le sac de riz et se dirige vers le campement. Désormais Véran est seul sur son volcan. Derrière son rempart de moellons usés par le vent, il guette l’arrivée de la nuit, les feux qui s’allument, dans la baie des Palissades. Avec les débris de caisses et les bois flottés glanés dans les creux des basaltes, il construit son feu, lui aussi. Il a oublié son héliotrope, il n’envoie plus de signaux vers Maurice et la Pointe aux Canonniers. À présent, il reste assis chaque nuit à regarder danser les flammes, dans les bourrasques qui arrachent des trombes d’étincelles. Il guette de son regard vide, comme si les flammes dressaient un mur infranchissable contre sa propre peur, contre l’armée des coolies, contre les thugs. Il veille, les sourcils brûlés par les retours de flamme, son revolver posé sur une pierre à portée de sa main. Le feu est entré en lui, le feu est sa fièvre, sa folie qui le ronge et le nourrit.
Suryavati est revenue du récif, portant les ourites attachées à sa ceinture. Son regard est étrange, de la même couleur que le disque du soleil quand il disparaît à l’horizon entre les îles. Elle a déposé sa pêche. Sur le sable, les ourites sont étalées, ouvertes en fleurs diaprées. Il y a des mouches plates qui vibrent autour du couteau. C’est une image violente et ordinaire. Surya a dépecé les ourites, puis elle est entrée dans l’eau pour se laver, comme pour une prière. Elle se tourne vers moi, elle dit mon nom: Bhaii, Mera bhaii…
Comme je reste indécis, elle me prend par la main et elle m’entraîne dans l’eau. L’air et l’eau sont identiques, légers, incolores, très doux. Ensemble nous glissons dans le lagon, l’eau impalpable nous recouvre de la fumée des rêves.
Avec la nuit, la marée envahit le lagon. C’est comme une respiration. Jamais je n’avais senti cela aussi fortement. Il y a un mouvement qui ouvre les vannes, une pulsion. Surya s’est serrée contre moi, ses jambes sont autour des miennes, ses mains se joignent sur ma nuque. Son visage est tout près, je vois ses yeux immenses, ses cheveux flottent autour d’elle et glissent sur mon visage comme des algues. Elle parle doucement, dans la langue secrète des Doms, les mots des voleurs qui entrent dans la maison, la chanson de Lalli qu’Ananta lui chantait pour la bercer. Chhurm, kala, chalo gui laiyé, voleur, voleur, entrons dans cette demeure…