Où irais je? Qu’est-ce que j’irais faire là-bas? Londres, sans Surya, est-ce que cela existait? J’ai rêvé pourtant que je l’emmenais, que nous marchions dans les rues de la Cité, comme Mrs Aouda au bras de Phileas Fogg, elle vêtue de sa longue robe couleur de mer, la tête couverte du châle flamboyant, portant sa goutte d’or à la narine et ses bracelets de cuivre autour des bras. Elle marchait au milieu de la foule, comme une princesse, parmi ces gens tous identiques courbés sous leurs parapluies noirs, dans le bruit des voitures, la fumée des bains publics, des usines, le long des rues neigeuses, à Shepherd’s Bush, à Bayswater, à Eléphant & Castle.
Mais je ne veux plus penser à cela. Je ne veux penser qu’à cet instant, sentir son souffle sur moi, sentir le poids de sa tête, respirer l’odeur douce de son corps, écouter la vibration interminable de la mer, le vent, le caquètement des pailles-en-queue qui veillent.
Il n’y a pas d’avenir, pas de demain. La nuit doit être éternelle, virant lentement avec les étoiles autour de l’axe planté dans le cœur de l’île, pareil au mât de l’ancien sémaphore.
C’est elle que je veux voir, encore, Ananta, comme si c’était par elle que tout commençait. Alors les bâtiments de la Quarantaine, sur l’île Plate, étaient tout neufs, les murs de lave bien jointoyés face au lagon, le môle, les citernes prêtes pour recueillir l’eau de pluie, et au sommet du cratère, le phare s’allumait chaque soir. À Palissades, le camp des immigrants était net comme un bivouac militaire, sa longue rue rectiligne joignant les deux places, chacune comportant six maisons communes d’environ vingt pieds sur dix, séparées par le poste des cuisines, et flanquées des abris de palmes servant de dépôts. Tout alentour, les plantations de cocos et de cannes à sucre, les jardins en terrasses, propres et desservis par des chemins, et entre les deux parties du camp, la jetée oblique, faite de gros blocs de basalte, permettant l’atterrissage par n’importe quel temps. De l’autre côté du lagon, au sommet du piton de l’îlot Gabriel, le mât des signaux se dressait portant bien haut la flamme rouge de l’empire britannique.
Mais peut-être que rien de tout cela n’a vraiment existé? Peut-être que cela n’aura été qu’un dessin sur les papiers d’un certain Corby, géographe du gouvernement, pour chasser l’image terrible des hommes et des femmes abandonnés sur l’île un an auparavant?
Les jours qui ont suivi le débarquement des immigrants sur Plate, le ciel est resté sans nuages, le vent soufflait doucement. Giribala et Mani habitaient la première maison du camp, réservée aux femmes seules. C’était mieux qu’à Bhowanipore. Ananta répétait de temps en temps: «Quand partons-nous?» On attendait la décision du gouvernement.
L’épidémie était arrêtée. Les sepoys avaient été isolés sur Gabriel, de l’autre côté du lagon, dans des abris de branches et de feuilles. Le soir, quand Giribala emmenait Ananta de l’autre côté du volcan, elles voyaient les feux allumés sur la plage, qui signalaient la présence des bagnards. Les nouvelles étaient bonnes. Mani a dit qu’avant la fin de la semaine, le bateau les conduirait à Maurice, pour commencer les travaux de la coupe.
Quand Giribala a-t-elle compris ce qui s’était passé? Peut-être y avait-il sur l’île un témoin, une vieille folle qu’on avait oubliée, qui s’était cachée dans les fourrés quand le bateau était venu chercher les survivants? Avec Ananta, Giribala parcourait le rivage, traversait les broussailles par les sentiers. Il y avait des traces de bûchers partout, le long des plages, jusqu’au nord de l’île, et dans les anciennes plantations on marchait sur des bouts d’os.
Mani ne voulait plus quitter le camp des Palissades. Elle avait vu des squelettes à demi brûlés, des crevasses qui s’étaient ouvertes sous la tempête, mettant au jour des crânes humains. Même dans le cimetière, au sud de l’île, il y avait des os brûlés au milieu des tombes.
Un soir, quelqu’un a parlé de l’Hydaree. Une femme, qui avait rencontré la folle, qui l’avait écoutée. Elle a raconté ce qui s’était passé il y avait trois ans, les gens que le bateau avait abandonnés sur l’île. Il y avait eu des tempêtes, ou bien peut-être qu’à Maurice les planteurs craignaient une mutinerie comme celle qui venait de commencer en Inde. Sur l’île Plate, les immigrants avaient attendu, jour après jour, semaine après semaine. Ils n’avaient plus rien à manger. Ils creusaient la terre avec leurs ongles, pour déterrer les tubercules des batatrans. Les enfants se noyaient sur le récif en cherchant des coquilles. La déesse froide s’était installée sur l’île, chaque nuit elle prélevait des corps. Alors les survivants allumaient des feux sur la plage, pour brûler les morts, pour appeler au secours les habitants de Maurice. Mais personne ne venait. Presque tous les immigrants étaient morts sur l’île.
Giribala écoutait cette histoire en frissonnant. Elle serrait contre elle Ananta, comme si elle craignait de l’avoir prise au piège. Maintenant, il lui semblait que tout sur cette île avait la couleur et le goût des cendres.
Pourtant, quelques jours plus tard, le bateau du service sanitaire est venu. Il est arrivé vers midi, par une mer lisse, il a mouillé devant la baie des Palissades, et une baleinière a glissé jusqu’à la digue. À bord de la baleinière, il y avait un officier anglais, un homme grand et fort, avec une belle barbe blonde qui brillait au soleil, et un merveilleux uniforme blanc. Il a tiré d’une sacoche un grand cahier rouge, et debout sur la digue, il a commencé à lire les noms et les numéros, que les arkotties répétaient après lui en criant.
Tout d’un coup, sans bien comprendre pourquoi, Ananta s’est sauvée. Elle s’est mise à courir sur la plage brûlante, au milieu des gens qui attendaient, le cœur battant, les yeux pleins de larmes. Elle entendait la voix de sa mère qui l’appelait, qui criait son nom en faisant chanter la dernière syllabe, Anantaaa! Elle courait le long du sentier, vers le volcan, son visage griffé par les tiges des lantanas, elle sautait d’un rocher à l’autre, vive comme un cabri. Elle ne savait pas où elle allait, elle ne savait pas pourquoi elle fuyait. Elle cherchait un endroit où se cacher, une crevasse, un trou dans la terre, pour disparaître, pour que personne ne la retrouve. Il s’était passé trop de choses, il y avait eu trop de morts, et puis tout ce soleil sur la plage des Palissades, l’attente dans le ventre du bateau. Du plus loin qu’elle se souvenait, Ananta n’avait jamais arrêté de bouger, de fuir, d’attendre des bateaux, de marcher sur les routes. Maintenant elle ne voulait plus entendre cet homme qui appelait les noms, elle ne voulait plus monter dans le bateau, aller dans ce pays, Mirich Desh, cette île d’où personne ne revenait.
Peut-être que ce qu’elle voulait réellement, c’était que la déesse froide la prenne, comme elle avait pris le garçon à bord de l’Ishkander Shaw, dans son sommeil. L’emmène à nouveau de l’autre côté de la mer, jusqu’au grand fleuve, jusqu’à la poitrine de sa nourrice sur laquelle elle pourrait enfin s’endormir. Et les cris des meurtriers s’éloigneraient, disparaîtraient pour toujours.
Au sommet de l’escarpement, entre les blocs de basalte, Ananta a trouvé l’entrée de la grotte. C’était une anfractuosité sombre dans la coulée de lave, dont l’orifice était à demi obstrué par des buissons épineux. Ananta s’est glissée dans la grotte. Son cœur battait très vite, à cause de la course à travers la colline, et aussi parce qu’elle avait peur. Quand elle est entrée, et que ses yeux se sont accoutumés à la pénombre, elle a vu que la grotte était habitée. Dans le fond, il y avait une sorte d’autel, une grande pierre plate sur laquelle étaient posés des fruits, des galettes, et des copeaux de santal dans un vase de terre cuite. Une lampe éteinte se trouvait au pied de l’autel.