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À l’intérieur de la grotte, tout était calme. Il faisait frais, il y avait comme un murmure d’eau quelque part, derrière la roche, un parfum de fumée et d’herbes. Après les heures d’attente, sur la plage brûlante, et la course à travers les plantes griffues, Ananta avait l’impression d’être arrivée à l’entrée d’un palais, celui qu’elle espérait depuis longtemps, où régnaient la paix et la douceur. Elle voulait appeler sa mère, pour lui dire de la rejoindre ici, de venir s’installer dans cette grotte, loin de tous les bateaux, de tous les étrangers. Mais elle avait peur que les arkotties ne la retrouvent, et la ramènent jusqu’à la digue. Elle tremblait de fatigue, les larmes emplissaient sa bouche. Elle s’est allongée sur le sol de la grotte, près de l’autel. Quand elle se réveillerait, ils seraient tous loin, le bateau de l’homme à la barbe d’or les aurait emmenés de l’autre côté, dans la grande île. Sa mère viendrait à sa recherche, elle saurait trouver le chemin de la grotte, elles resteraient ensemble pour toujours, sans peur de l’avenir.

Vers la fin de l’après-midi, c’est la vieille femme, celle que les immigrants de l’Ishkander Shaw appelaient la folle, qui a trouvé Ananta dans la grotte. Elle s’est agenouillée à côté d’elle et elle l’a réveillée en lui touchant le visage. Ananta avait peur, mais la vieille femme l’a rassurée. «Tu ressembles à ma fille.» Comme elle avait l’air attristé, Ananta a dit: «Est-ce qu’elle est morte?» La vieille femme a raconté ce qui s’était passé, les gens qui étaient arrivés ici sur un bateau et qu’on avait oubliés. Et la déesse froide qui les avait pris, les uns après les autres. Sa fille était morte parmi les premiers, et elle l’avait brûlée sur la plage. Puis elle s’était réfugiée dans la grotte, et quand le bateau était revenu, après des mois, elle n’avait pas voulu partir sans sa fille. Elle s’était cachée.

Maintenant, Ananta n’avait plus peur. La folle l’a emmenée vers la baie des Palissades, et elle l’a suivie sans protester. Le ciel était jaune, la mer brillait, une étincelle accrochée à chaque vague. Sur la digue, les derniers passagers attendaient devant la baleinière. Ananta a reconnu la silhouette de sa mère. Elle est descendue, d’abord lentement, les yeux étrécis à cause de la lumière, puis en courant à travers les broussailles, en sautant d’un rocher à l’autre. Quand elle est arrivée à la plage, Giribala l’a serrée très fort dans ses bras. Sur la digue, l’officier anglais s’impatientait. Ensemble elles sont montées dans la baleinière et les marins ont souqué pour lancer la barque à travers la vague. Ananta a cherché du regard dans les broussailles, du côté du volcan. Mais la vieille femme avait disparu.

Je n’arrivais pas à dormir

Je n’arrivais pas à dormir. À un moment, je me suis glissé en dehors de l’abri, sans réveiller Surya. J’ai rampé très lentement dans les rochers, pour ne pas provoquer le vacarme des oiseaux. Le vent était violent. J’ai cherché un abri dans le chaos de basaltes, pour regarder le ciel et la mer. La nuit était claire, remplie d’étoiles. À l’horizon, j’ai vu l’éclat intermittent du phare de la Pointe aux Canonnièrs, et, à gauche, la lueur des maisons de Grand-Gaube. Tout semblait proche et familier, et en même temps, irréel comme le dessin des constellations. La mer était lissée par la nuit. J’écoutais les coups des vagues sur le récif, le bruit glissant du lagon qui se vidait par la passe. Tout cela, je voulais le retenir, le garder toujours, c’était à moi, c’était ma vie, mon origine. Mes yeux brûlaient, de fatigue, ou de fièvre. Mon visage était dur comme la pierre, j’entendais le bruit du sang dans mes artères, mêlé au flux et au reflux. Je me souvenais de l’éblouissement, la première fois que j’étais venu sur cet îlot, quand ma semence s’était répandue sur la roche noire et s’était mélangée à l’écume.

Maintenant, il me semblait que je n’avais vécu que pour cela, pour trouver Surya, et vivre avec elle dans cette faille, au milieu des rochers de Gabriel. Voisins d’un peuple d’oiseaux magiciens, aux yeux sans paupières, attendre avec eux l’instant où le soleil jaillira de la mer.

J’ai tressailli quand Suryavati m’a touché. Elle est arrivée sans bruit. Peut-être que les pailles-en-queue sont devenus nos amis, qu’ils ont fini par accepter notre présence. Peut-être sommes-nous entrés dans leur ordre.

Nous restons longtemps assis à regarder la mer, la nuit. Puis nous sommes retournés à la faille, sous la tente. «Sens, bhai, comme j’ai chaud.» Surya approche sa paume de mon visage pour que je sente l’irradiation, sur mes joues, sur mon cou. Les oiseaux énervés par notre va-et-vient ont recommencé à caqueter, l’un après l’autre, se répondant, jusqu’à ce que toute la colonie soit prise de folie. Nous restons alors complètement immobiles, serrés l’un contre l’autre, nos souffles mêlés, sans oser rire ni murmurer, jusqu’à ce que le vacarme s’apaise.

L’amour de Suryavati est ardent comme le soleil, lent et fort comme la mer, vrai comme le vent. Nous sommes dans notre antre, dans notre aire, serrés l’un contre l’autre, comme des oiseaux.

Jamais je n’ai ressenti un tel bonheur. Il n’y a plus rien de sensé, plus rien de rêvé. C’est le mouvement de la mer, qui ronge et cogne le socle de l’île, le lent va-et-vient du flux et du reflux, et le goût du sel dans nos bouches, dans nos gorges. La pierre noire est très douce, la poussière glisse sur notre peau, si douce sous nos doigts, pareille à une cendre très ancienne. Les cris des oiseaux sur le piton vont crescendo, aigus, rauques, impatients, ils sont le seul langage de l’île. Dans les terriers, les couples veillent, un œil tourné vers le ciel noir dans l’attente de l’aube.

Dans mon corps j’ai reconnu la vibration. C’est elle que j’ai sentie dès la première nuit, quand j’étais couché à côté de Jacques et de Suzanne dans la hutte de Palissades, sans pouvoir dormir. Ce n’est pas un bruit. C’est bas et lent comme la pulsation d’un cœur, comme le murmure du sang dans mes artères. Comme la rumeur de la mer ou le grondement des ailes des oiseaux autour de Pigeon House Rock. Cela n’a pas de nom.

J’ai posé mon oreille sur la poitrine de Surya, dans le creux très doux entre ses seins. Cela vient, puis s’arrête, recommence. Cela monte le long des veines de la terre, jusqu’à la lèvre émergée de l’Océan, jusqu’au corps de Surya. Sur ses lèvres, je bois la vie, je respire son souffle, je prends la chaleur de ses mains. Elle me serre au centre de son ventre, et les pierres, et les courants du lagon nous serrent.

Tout à coup je n’ai plus peur de ce qui doit venir. J’ai le goût de la cendre des bûchers sur mes lèvres, le goût du sel éternel. Je ne suis plus seul, je suis aussi en Surya, elle est moi et je suis elle, nous sommes unis dans un mouvement très fort et très doux. Et nous sommes aussi la peau noire de l’île et le vent, et la mer, et l’esprit des oiseaux qui guettent le premier rayon du soleil. La nuit nous enserre, appuie sur la montagne, sur les broussailles, la nuit mêlée au vent. Les gouttes de pluie crépitent sur la toile cirée au-dessus de nous, par rafales, le vent s’engouffre dans la crevasse et passe sur nous sa main froide. Je sens dans ma gorge les battements de son cœur, je suis dans la peau de Surya, j’ai en moi le bruit de sa vie, une vibration lointaine et vraie. Son souffle va vite, je sens les fines gouttes de sueur sur sa nuque, à la naissance de ses cheveux, au creux de ses reins. Nous n’avons qu’une seule sueur. Je suis en elle et elle est en moi, mon sexe est profondément en elle, serré par son sexe, la pierre et la feuille, le poing et la paume qui l’enveloppe. Il ne peut rien y avoir avant, ou après, seulement ces rochers noirs, nus et âpres, le vent qui siffle dans les buissons, la mer qui cogne. Rien d’autre que le basalte, la poussière, la cendre. Et le ciel où fusent les nuages, scellés sur les étoiles, et les pailles-en-queue dans les tanières, leur œil sans paupière qui attend le soleil.