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Il pose des questions, d’une voix inquiète, pour retenir ces deux inconnus, ce jeune médecin timide et ce garçon aux yeux sombres qui lui rappelle les bergers de Harrar. Mais ce ne sont pas même des questions, il n’attend pas les réponses, il parle de la situation politique, en France, du massacre de Fourmies, de la montée de l’anarchie. Il parle du Tonkin, de la conquête du Congo, du Sangha où il voudrait installer un comptoir. Il dit pis que pendre de Ménélik, de tous ceux avec qui il a fait des affaires, Bardey, Savouré, Deschamps, Tian qui le rationne, Ilg qui le trahit. Le seul qu’il épargne est l’explorateur Borelli, avec qui il a voyagé. Jacques s’irrite, mais Léon écoute avec une sorte de fascination le délire raisonné de cet homme, sa voix monotone, agressive. Puis l’homme se laisse aller à nouveau à la rêverie. Il parle de ce qu’il aime, de la route d’Ankobœr, la montagne du pays tchertcher, oborrah, mindjar, la ville secrète d’Antotto. Le froid de la nuit, la glace sur le bord du chemin à l’aube, qui craque sous les sabots des chevaux. Dans la chambre où règne un air surchauffé, rouge de poussière, il rêve tout haut de Harrar, du ciel bleu et glacé de l’hiver. Et sans transition, il est à Roches, dans la maison familiale, près de sa mère et de sa sœur, avec l’eau qui gèle à l’étage, sur la toilette de sa chambre, et par la fenêtre il voit le brouillard qui descend sur les champs, il entend le cri des corneilles.

Jacques s’est retiré sur la pointe des pieds. Il attend un instant dans le couloir. Non loin de la porte, il y a un jeune homme d’une vingtaine d’années, un jeune Noir d’Erythrée, vêtu de la même chemise écrue sans col et d’un pantalon blanc. Il est debout, appuyé contre le mur, il regarde passer Jacques sans rien dire.

Dans la chambre, le malade a cessé de délirer. Il est renversé sur l’oreiller, son visage fait une tache sombre et grise dans toute cette blancheur. Léon s’est approché du lit pour le regarder. L’homme a maintenant une expression de douceur sur son visage, tous ses traits sont au repos. Peut-être qu’il voyage dans son rêve d’eau et de matins de glace, et qu’il oublie la douleur qui règne dans la chambre de l’hôpital et continue de briller d’une lueur rouge comme un reflet de braise.

Cet après-midi, Jacques est de retour à bord de l’Ava. Le navire n’a pas terminé les manœuvres, finalement il ne repartira que demain à l’aube. Épuisé par la matinée à la pointe du Steamer, Jacques s’est couché dans l’étroite cabine, sur la couchette dure, enlacé à Suzanne. Ils ont fait l’amour longuement, leurs corps trempés de sueur dans la pénombre rouge. Léon est resté au port. Il parcourt les rues vides, son carnet de croquis à la main, sans rien trouver à croquer. Peut-être que ce sont les feuilles blanches qui rendent mieux compte de ce qu’est le cratère d’Aden.

Je peux imaginer cet après-midi lourd, étouffant, la lumière rouge entre les parois de la cabine, le hublot entrouvert voilé par le rideau fané. Il me semble que je porte en moi la mémoire de cette journée, comme le moment où mon père a été conçu. Le poids de la chaleur sur leurs corps, le goût de la sueur, les coups démultipliés de leurs cœurs, comme s’ils avaient plongé ensemble jusqu’au fond d’un puits de feu. J’ai toujours rêvé d’avoir été conçu sur un bateau, en rade d’une ville du bout du monde, à Aden.

Jacques n’a pas parlé de Rimbaud. Il n’a certainement même pas imaginé qui était ce malade émacié, étendu sur le lit de l’hôpital, tout habillé et chaussé comme un voyageur qui n’arrivera nulle part. Il a dit seulement à Suzanne: «Je viens de voir un homme qui va mourir.» Suzanne l’a regardé avec étonnement. Jacques ne parle jamais de ce qu’il a vu, à Londres, à l’hôpital Saint-Joseph, à Eléphant & Castle. Elle demande: «Et Léon? — Il est resté là-bas. Il m’a dit qu’il reviendrait par le dernier canot.»

Il me semble que je le vois marcher, le long du Crescent. Le soleil est à la verticale. Les ombres sont des taches d’encre sur le sol, les murs sont éblouissants. Qu’est-ce qui attire Léon à nouveau vers l’hôpital général, le long des couloirs étouffants où bourdonnent les guêpes, jusqu’à la chambre étroite où l’homme malade est allongé, son visage furieux, tendu, avec ce regard bleu-gris qui ne cille pas, qui ne faiblit pas? Le déchargement du chaland est terminé, tous les magasins sont fermés, les quais déserts. Les commerçants sont occupés à déjeuner. Les marins dorment, à l’ombre des voiles molles des boutres amarrés, les portefaix se sont groupés sous les portiques, le long de la baie, ils jouent aux dés, ils fument des pipes de haschich.

Léon marche devant eux, jusqu’au dépôt de charbon des Messageries, plus loin encore, jusqu’à la maison Luke Thomas. Sur la route poussiéreuse avance une seule carriole tirée par des mules étiques, vers Maala, vers le cratère.

C’est la seule manifestation de vie. Il n’y a ici ni oiseaux ni insectes. L’eau de la rade est d’un bleu lisse et noir sur lequel la silhouette de l’Ava semble un palais de métal inondé. Un peu avant la fin de la baie, Léon a vu les chiens. Ils sont toute une meute, au loin, sortis d’entre les bâtisses vides, marchant obliquement, leur museau au sol, faméliques, couleur de poussière, pareils à des fantômes. Quand Léon se retourne, les chiens se cachent derrière des pans de murs. Puis ils recommencent à marcher, ils le suivent, ils se rapprochent insensiblement. Tout d’un coup, Léon sent la peur. C’est d’eux que l’homme malade parlait dans son délire. Les chiens errants, affamés, enragés, qui encerclent la ville, qui entrent dans les cours, qui rôdent jusque sous les fenêtres de l’hôpital. Les chiens de Harrar, auxquels il jetait chaque soir des morceaux empoisonnés.

Quand Léon entre à nouveau dans la chambre, Rimbaud ne le reconnaît pas. La chaleur suffocante, la poussière, la douleur emplissent la chambre d’une lueur rouge et vert comme une flamme. Assis sur la chaise de paille, à la place qu’occupait ce matin le marchand, il y a le jeune Noir galla, mince et long comme une liane dans ses vêtements trop grands. Il porte sur ses joues d’étranges marques à la limaille de cuivre. Léon veut s’approcher, mais le Noir se lève et l’empêche d’avancer, sans rien dire, juste en étendant un bras. Il le regarde de ses yeux jaunes, tranquilles, indifférents. Sans doute croit-il que Léon est un de ces médecins venus couper la jambe de son maître.

Au fond de la chambre, dans la pénombre luisante, le malade délire. Non pas en criant, mais de la même voix monocorde avec laquelle il faisait ses comptes, de la même voix métallique.

Immobile, renversé sur l’oreiller, les bras allongés le long du corps, sa jambe gauche jetée sur le côté, comme s’il avait essayé de se lever. «Ils sont là, devant la fenêtre. Je l’avais prévu. Chaque jour ça recommence, et personne ne fait rien. Écoutez! Ils sont là, devant la fenêtre.»

En effet, dans le silence de la ville morte, Léon entend distinctement les cris rauques, les grondements. Ce sont les vrais maîtres d’Aden, ils l’encerclent et la pénètrent, fantômes couleur de sable, sortant des collines sèches, des ravines, errant le long du rivage en quête de nourriture. Les chiens l’ont suivi jusqu’ici, venus du fond des montagnes de l’Abyssinie, des rues froides de Harrar, jusqu’au rocher abandonné, les chiens qui enlèvent les petits enfants et déterrent les morts.

Jusqu’au soir, Léon marche dans les rues de la pointe du Steamer, à la recherche de quelque chose, son carnet de croquis à la main. Est-ce que lui, l’adolescent, a su percer l’identité vraie du commis voyageur mourant dans la chambre de l’hôpital général? Comme s’il avait pu deviner, dans ce corps rongé par la douleur et la sécheresse, la grâce de l’enfant qui dansait les mots, son regard ironique qui voyait à travers tous les oripeaux, et sa fureur. Mais je me trompe. Léon ne l’a pas reconnu. Personne ne pouvait le reconnaître. Seuls les chiens l’ont su, ont identifié son odeur, comme s’ils étaient surgis des antres de la terre et qu’ils avaient accouru à un signal imperceptible pour chaque jour le torturer de leurs hurlements.