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Ils crient, par instants, ils gémissent. Ils marchent aussi, je les entends faire claquer leurs becs, ébrouer leurs plumes. Leurs voix montent, s’unissent, puis s’éteignent. Suryavati a noué ses bras autour de moi, son visage est tourné de côté. Et puis soudain il y a cet éclat, comme si le cœur s’arrêtait, et que le temps mourait. Juste un point, au plus profond, une étoile de douleur, et Surya a gémi un peu en me repoussant du plat de ses mains. Je me suis répandu en elle, tous mes muscles tendus, le souffle perdu. La pulsation a continué, puis s’est ralentie, s’est éloignée. Nous sommes tombés l’un à côté de l’autre, dans la faille de pierre. Il y avait maintenant un silence profond. J’écoutais le grondement de la mer. Les oiseaux s’étaient tus. La vibration avait cessé, peut-être, on aurait dit une langue qui retournait au centre de la terre, qui s’enfonçait dans le secret des galeries. Cela s’en allait. Encore, encore, plus bas, plus loin. Jusqu’au centre du ciel, parmi les étoiles oubliées.

Surya s’est serrée contre moi. J’avais besoin de sa chaleur. Tout contre mon oreille, dans un souffle, elle a dit: «Cette nuit, j’ai un enfant de toi.» Elle ne peut pas le savoir, et pourtant je suis sûr qu’elle dit vrai. Maintenant nous avons un enfant.

La nuit est si longue. Suryavati s’est levée, elle s’est glissée dehors. Les pailles-en-queue n’ont pas crié. J’attends, la sueur s’évapore sur mon corps. Je sens l’odeur aigre des oiseaux voisins, une odeur d’urine et de guano, et aussi l’odeur poivrée des lantanas. Je m’endors un peu. C’est le corps frais de Surya qui me réveille. Elle s’est lavée dans le lagon, ses vêtements sont mouillés, sa chevelure lourde d’eau salée. La peau de ses bras est toute hérissée par les frissons.

Avant l’aube, tout devient parfaitement calme. Même les pailles-en-queue ont cessé de caqueter. La mer commence à descendre, le lagon se vide par la passe avec une rumeur paisible de rivière. Dans la faille de basalte, Surya dort lovée contre moi, une forme tiède et vivante dans la froideur du petit matin.

Le 7 juillet, au matin

Le bateau est revenu. Jacques l’avait prévu: la saison de la coupe va commencer à Maurice, les planteurs vont avoir besoin de tous les bras. Shitala, la déesse froide, a quitté les îles. Peut-être qu’elle n’avait plus rien à manger.

Je n’ai pas vu arriver le schooner. Il est mouillé depuis l’aube devant la passe, au large de la baie des Palissades. Je ne me souvenais pas qu’il était si grand. Quand nous l’avions aperçu, la première fois, du haut du pont de l’Ava, cet après-midi pluvieux dans la rade de Port-Louis, il nous avait semblé insignifiant, à peine une barque de pêche abâtardie, avec son gréement de goélette et cette cheminée disproportionnée qui crachait un nuage de fumée noire, plutôt semblable aux vieux remorqueurs dans le port de Londres.

Il vire lentement sur son ancre devant le volcan. Il a quelque chose d’inquiétant, très noir, sans port d’attache ni chiffre, sans pavillon. Sa machine tourne au ralenti et, malgré cela, nous entendons résonner dans tout le lagon les coups des bielles, comme une locomotive en attente. C’est un bruit que j’avais oublié. J’ai les oreilles pleines du fracas des vagues sur le récif, jour et nuit, et des cris des oiseaux, du hurlement continu du vent dans les roches. Ce bruit-là est un bruit de mécanique, un bruit d’homme, étrange, puissant, étranger à notre île.

Les oiseaux sont paniqués. Ce sont eux qui ont donné l’alarme, avant même que nous ayons pu distinguer les trépidations du bateau. Ils se sont envolés tous ensemble, ils ont tourné et tourné au-dessus de la passe en criant. Un instant, j’ai cru qu’une tempête était en train d’arriver. Ou bien que l’émeute avait repris à Palissades, que les coolies s’apprêtaient à traverser le lagon pour nous couper la gorge. Jacques et Bartoli étaient en état d’alerte, ils se préparaient à construire des chicanes. Quand j’ai débouché sur la plage, j’ai vu Murriamah et Pothala immobiles. À côté d’eux, Suryavati était debout devant le lagon, elle regardait le bateau.

Alors le passeur est arrivé, poussant la vieille plate avec sa palanque. Il n’a pas enfoncé le nez de la barque dans le sable, mais il a mis simplement la perche, pour l’immobiliser en attendant.

Je suis sur la plage, à côté de Surya. En face, sur le rivage de Plate, les bâtiments de la Quarantaine semblent toujours aussi abandonnés. Il y a des enfants qui courent le long du rivage, des femmes qui appellent. Surya dit:

«C’est aujourd’hui, nous allons partir d’ici.»

Elle dit cela d’une voix un peu étouffée, comme si elle avait peur. Moi aussi, je ressens de la crainte. J’ai envie d’aller me cacher à l’autre bout de l’île, comme Sarah, dans notre faille au milieu des rochers. Le schooner est très grand sur la mer d’un bleu pur. C’est une image irréelle. On dirait qu’il n’y a personne à bord. Seulement le bruit de sa machine qui cogne sourdement, et la fumée qui tourbillonne au-dessus de la haute cheminée, un grondement qui fait peur, le souffle d’un monstre chimérique.

«Nous allons partir…» Elle répète cela. Elle serre très fort ma main. Elle est mince et frêle, encore près de l’enfance, son visage sombre creusé par l’inquiétude. Elle ressemble à Ananta. Un instant, j’ai eu une idée puérile, je crois que je l’ai dite à haute voix: et si nous restions? Nous allons nous cacher dans notre faille, au pied des nids des pailles-en-queue, et personne n’ira nous chercher là. Dans la cohue, on croira que nous avons embarqué. Tout le monde sera si pressé de monter à bord du bateau. Surma n’a pas répondu.

J’entends la voix de Jacques, il crie d’impatience, il rassemble tout ce qu’ils ont. Suzanne doit chercher sa sacoche de voyage, son chapeau, son ombrelle. De l’autre côté du lagon, les femmes se dépêchent dans les plantations, elles ramassent les papayes, les giraumons, des enfants ont pris les lampes dans les maisons vides de la Quarantaine, les vieilles assiettes émaillées, les bouteilles vides, tout ce qu’ils ont pu trouver.

Jacques et Suzanne sont enfin arrivés sur la plage. Jacques porte sa serviette de médecin, contenant ses bistouris et son stéthoscope, et le sac de voyage de Suzanne. J’imagine qu’elle y a rangé à la hâte tous ses papiers, pêle-mêle, et le petit livre bleu des poèmes de Longfellow, au milieu des vêtements. Jacques aide Suzanne à monter dans la plate. Murriamah et Pothala sont déjà assis à l’arrière, dans l’eau, à même le fond. Une personne de plus et la plate coulera définitivement. Jacques a repoussé la barque vers le large. Il est pieds nus, son pantalon roulé jusqu’aux genoux. Il a attaché ses souliers autour de son cou par les lacets, comme autrefois, quand il allait courir dans les champs autour d’Anna. Il est si impatient de voir partir la barque qu’il ne s’est même pas soucié du sort de Surya. Mais j’ai vu Suzanne qui faisait une drôle de grimace, dans le soleil du matin, comme si elle voulait s’excuser de partir si vite.

Bartoli est du second voyage. Lui n’emporte rien. Il a abandonné dans la hutte le sac de riz. Son visage épais transpire déjà, il jette autour de lui des regards inquiets. Quand nous sommes installés au centre de la plate, Jacques monte à la proue, il s’empare de la longue perche. Le vieux Mari guide la barque à la godille.