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Malgré la marée basse, le courant est si violent que la plate s’est mise encore de travers. Jacques essaie de ramer avec la perche et ne réussit qu’à faire embarquer un peu plus. Debout à la poupe, Mari rame lentement, son regard d’aveugle tourné vers la haute mer. Comme lors du premier passage, il y a quelque chose de comique dans ce voyage de travers, où tout peut à chaque instant se transformer en naufrage. Les cris aigus du passeur ne suffisent pas à redresser la barque, et c’est Surya qui s’empare de la perche. Jacques s’est assis un peu en arrière sans protester. Surya est debout sur le bord, elle plonge la perche au plus profond, réussit à toucher une patate et, d’une seule poussée, elle nous renvoie vers la rive de Plate.

Sur le môle en ruine, Suzanne nous attend. Elle a ouvert pour la première fois son ombrelle frangée de dentelle qu’elle avait sur le pont de l’Ava quand nous glissions sur la mer Rouge. Avec sa longue robe boutonnée jusqu’au cou, ses cheveux courts, et ses bottines à la main, elle n’a plus rien de la malade que Surya baignait chaque soir au baume de l’île Plate, et qui paraissait vaciller sur le seuil de la vie. Elle semble une jeune aventurière, prête à partir pour le bout du monde, Ménie Muriel Dowie. Elle rit et bat des mains quand la plate touche les pierres du môle. Elle a posé son ombrelle et ses bottines pour nous aider à débarquer les affaires, le sac de voyage, la bonbonne de Condys fluide que Jacques n’a pas voulu abandonner sur Gabriel. Surya et moi, nous n’avons rien que nos habits, et le petit sac de vacoa et le harpon pour la pêche aux ourites. Je n’ai même plus de chaussures. Je suis comme un naufragé, sans passé, sans bagages. Semblable aux pierres de Gabriel, usé par le vent et le sel, noirci et endurci par le soleil.

Jacques me regarde à peine. Il a pris le bras de Suzanne et il l’entraîne sur le chemin, vers le haut de l’escarpement, où les immigrants sont rassemblés. Suzanne s’est retournée, il me semble que je lis dans son regard un regret, un déchirement, tandis qu’elle s’éloigne du lagon. Mais peut-être que c’est moi qui lui prête ces sentiments.

Surya et moi marchons aussi sur le chemin. Il n’y a plus personne sur la rive de la Quarantaine, seulement le vieux Mari. Le voyage ne le concerne pas. Il doit rester pour accueillir les prochains immigrants. Il est assis sur son rocher, à l’ombre du mur de l’ancienne infirmerie, il mâche sa feuille de bétel, son regard bleuté tourné vers le lagon.

Suryavati s’est retournée tout à coup. Elle regarde fixement l’îlot Gabriel, un moment j’ai cru qu’elle voulait se souvenir. Puis elle dit: «Sarah? Est-ce qu’elle est les autres?» Jacques est arrêté sur le chemin, il est en conversation avec Bartoli. Comme je m’approche, il dit, d’un ton anxieux: «L’embarquement des passagers va commencer, il faut que tu viennes tout de suite. Il paraît que Véran est déjà sur le bateau.» Ce n’est pas le sort des passagers de l’Ava qui me préoccupe. Je pense à Suryavati, je sens à nouveau une colère impuissante. Comme je lui parle de Sarah Metcalfe, restée prisonnière de l’îlot Gabriel, Jacques hausse les épaules.

Ses yeux sont embués derrière ses verres, ses mains tremblent. «Il faut retourner la chercher très vite, le bateau n’attendra pas.» Il retourne vers Suzanne, essaie de la convaincre de partir sans lui pour la baie des Palissades. Elle s’éloigne à contrecœur, portant le sac de voyage trop lourd, son ombrelle tombée sur son épaule. Elle marche avec Bartoli et Murriamah. Le garçon Pothala est resté avec nous. Son regard brille d’une lueur étrange. C’est la perspective de la chasse à la folle qui l’attire.

Nous sommes remontés dans la plate, manœuvrée par Surya. Pothala est à la godille. Il rame avec force, j’imagine qu’il est le fils d’un pêcheur bengali. Mari est resté à l’ombre de son mur. Son regard pâle n’a même pas bougé quand nous avons poussé la plate vers la passe.

Dès que nous touchons Gabriel, Jacques, Surya et moi nous courons à la recherche de Sarah, vers la pointe sud. Pothala a suivi un autre chemin à travers les broussailles. Nous ne crions pas, pour ne pas effrayer la pauvre folle. Devant l’île Plate, le bateau est toujours attaché à son ancre, coiffé de son panache de fumée noire, avec ses machines au ralenti. L’embarquement a sans doute déjà commencé. Il n’y a aucun bruit sur Gabriel. On dirait une île morte. Les pailles-en-queue ont fui ailleurs, ils ont sans doute rejoint les autres oiseaux autour de Pigeon House Rock. Ou bien ils se sont terrés dans leurs trous, effrayés par les trépidations du garde-côte.

Pothala est déjà à la pointe sud. Il est accroupi sur un rocher. J’imagine qu’il a dû entrer dans la tanière, comme s’il chassait une bête. Suryavati passe devant lui sans rien dire, elle descend dans le chaos, elle écarte la porte d’épines. Elle appelle: «Sarah!»

Il n’y a personne. L’antre est vide. Sur la pierre plate, à l’entrée, il y a encore les restes de riz que Surya a déposés hier. Les oiseaux n’y ont pas touché. En me penchant, je vois la couche de Sarah, un drap sali de cendres et de terre, et son sac entrouvert, qui contient ses maigres effets: un peigne indien, quelques roupies et une poignée d’annas, un volume rouillé de l’Ancien Testament, un paquet de lettres tachées par les embruns. La vue de ces dépouilles est à la fois dérisoire et triste, comme ces choses insignifiantes qu’on retrouve dans une maison en deuil. Sur le sol, à côté de la couche, un calepin noir, lié par un galon rouge attire mon regard. C’est le précieux carnet que John Metcalfe emportait partout avec lui, dans lequel il consignait toutes ses observations et ses découvertes.

Sur la couverture, sur une étiquette, de la main penchée et régulière de Sarah, avec laquelle elle recopiait chaque soir les noms étranges des plantes, il y a écrit: Flat Island, 28 may 1891 — La date de clôture du cahier est restée en blanc. C’est la date à laquelle nous sommes entrés dans la Quarantaine, et celle que Sarah a écrite, de la même main, sur la planche qu’elle a plantée dans la terre, là où John a été transformé en cendres.

J’ai laissé l’argent et les lettres, et j’ai pris le calepin noir. Il me semble que John l’a laissé juste pour moi, pour que je me souvienne, que je continue après lui les leçons de botanique. Je me souviens de ce qu’il disait, quand nous marchions à la recherche de l’indigotier: «Ce sont les plantes qui sauveront les hommes.»

À la pointe sud, le vent arrache des copeaux d’écume. Les vagues sont puissantes, elles déferlent sur les écueils en montrant leur ventre vert d’émeraude. Je sens qu’il faut faire vite. Le bateau doit rouler entre ses amarres, il ne tiendra pas longtemps. Où est la folle?

Suryavati la cherche dans l’éboulement des roches noires, près de l’endroit où nous avions notre abri. Elle avance en silence, comme si Sarah était un oiseau, qu’il ne fallait pas l’effrayer. Peut-être qu’elle aussi voudrait bien se cacher, laisser partir le bateau avec tout ce monde. Sarah doit avoir raison, nous devrions retourner dans notre faille, à l’abri, vivre le reste de notre vie avec les pailles-en-queue. Oublier Maurice, comme Maurice nous avait oubliés.

J’entends la voix de Jacques. Il s’impatiente, il a quitté la plate et il s’est avancé sur la pente du piton pour nous dire de revenir. Le vent hache ses paroles, n’arrivent jusqu’à nous que des bribes incompréhensibles: Hé!.. Ho!.. J’imagine Suzanne, debout sur la plage, tournée vers le chemin du cimetière, attendant de nous voir arriver, et les gens qu’on embarque dans la yole.

J’ai fait le tour de Gabriel, précédé de Pothala furetant dans les broussailles comme un chien de chasse. Sarah n’est nulle part. Peut-être s’est-elle réfugiée en haut du piton, sous les ciments du sémaphore. Mais impossible: les oiseaux lui font peur. Ils l’auraient dénoncée en piquant sur elle, en criant. J’arrive près des glacis. Les pailles-en-queue tournent au-dessus de moi en criaillant, deviennent menaçants. Pothala n’ose plus approcher. Déjà nous sommes des étrangers, des ennemis. Ce sont eux qui nous chassent.