Выбрать главу

Pothala a oublié Sarah. Il rampe parmi les rochers, à la recherche des plumes rouges fabuleuses. S’il pouvait, il essaierait de capturer les pailles-en-queue, d’arracher leurs brins.

Nous sommes redescendus vers la plage. Jacques est déjà remonté dans la barque. Il crie: «Alors? Vous l’avez trouvée?» Je secoue la tête. Il a une voix dure, il dit: «Tant pis, on ne peut plus attendre.» Il ajoute, avec mauvaise conscience: «Elle est peut-être déjà partie.»

À ce moment même, Surya apparaît sur le chemin des campements, soutenant Sarah Metcalfe. La jeune femme marche lentement, en titubant. La chaleur, le manque de nourriture ont fait d’elle une infirme. Elle ne résiste même plus quand Jacques la hisse à bord de la plate. Elle se couche dans le fond, enveloppée dans ses chiffons.

Suryavati est la dernière à embarquer. Tandis que la plate, lourdement chargée, dérive doucement à travers la passe, elle reste tournée vers le rocher sombre de Gabriel. Il me semble que je sens un regard qui nous suit, depuis le campement et les citernes. Peut-être simplement l’œil endurci des oiseaux qui tournoient autour du sémaphore. Dans le brouhaha de la mer qui gonfle le lagon, j’entends cette vibration lointaine, ce souffle, comme si tous ceux que nous abandonnons étaient encore vivants.

Il y a de grands tourbillons dans la passe. Pothala a du mal à maintenir le cap vers le môle. Tandis que nous glissons au-dessus de la forêt noire des coraux, à un moment, j’ai vu passer une ombre, qui rôde et nous suit comme un chien furieux. J’ai reconnu le tazor, le maître du lagon. Il me semble qu’il y a maintenant une éternité qu’il m’a laissé passer dans son domaine. Aujourd’hui, pour lui aussi, je redeviens un étranger.

Nous arrivons à la baie des Palissades un peu avant midi. En débouchant sur la baie, en haut de l’escarpement, Surya et moi sommes stupéfaits. Nous ne parvenons plus à marcher, notre cœur bat trop vite et trop fort. Comme Sarah, nous avons envie de fuir dans les broussailles.

Depuis le pied du volcan jusqu’aux maisons communes, la baie des Palissades est remplie de monde. Les Indiens sont venus de tous les coins de l’île, de toutes les huttes, des champs et des bois de filaos, et se sont réunis sur la plage blanche, devant la jetée en construction. J’avais oublié. Je ne savais plus qu’ils étaient si nombreux. Une foule, un millier, peut-être davantage. Ils forment une masse compacte, sombre, silencieuse. Seules brillent çà et là les taches vives des robes des femmes. Ils sont debout sous le soleil violent, sans ombre, devant la mer éblouissante. Jacques lui-même s’est arrêté. Il cherche à se ressaisir. Il ne veut pas que je me rende compte de son émotion.

«Où est Suzanne? Je ne vois pas Suzanne.» Sa mauvaise vue l’empêche de se rendre compte de ce qui se passe, mais il voit bien la masse humaine rangée sur la plage comme une armée silencieuse.

À l’extrême gauche de la baie, près de l’abri où on débarquait les vivres, j’aperçois Suzanne dans sa robe claire. À côté d’elle, la silhouette trapue de Bartoli, son crâne déplumé qui contraste avec les chevelures des Indiens.

«Votre femme est là-bas, elle vous attend.» C’est Surya qui lui a parlé. Elle a une voix douce, elle le prend par le bras et lui montre où il faut regarder. Elle est plus indulgente que moi.

Jacques descend d’abord, et je marche derrière lui, presque machinalement. Nous descendons vers la baie, à travers les broussailles. Le vent souffle en rafales, un vent brûlant qui lisse la mer et le ciel. La fumée du schooner s’éparpille, revient vers nous. Tout à coup je sens l’odeur âcre des machines, le charbon, l’huile chaude. Je ne savais plus que cela existait. Comme un animal, je flaire le vent, je goûte avec ma langue. Et maintenant les trépidations sont devenues une vibration lourde qui emplit toute la mer et court sous mes pieds nus. Un grondement, qui fait battre mon cœur. Je me souviens, la première fois que je suis monté sur le pont de l’Ava, à Marseille, et que le navire a commencé à appareiller, c’était le même bruit sourd, puissant, inquiétant. Je continue de descendre, loin derrière Jacques, sans regarder en arrière.

Quand nous arrivons à la plage, je me rends compte que nous nous sommes hâtés pour rien: l’embarquement n’a pas commencé. Le schooner continue de pivoter autour de l’axe de sa chaîne, freiné par l’ancre flottante. Il roule beaucoup. Sur le gaillard d’avant, l’officier anglais est entouré de l’équipage. De temps à autre, il regarde vers nous avec sa lunette. Il doit être en train d’évaluer la situation. Il est tout à fait impossible d’embarquer tous les immigrants sur le schooner. Il faudra d’autres bateaux, plusieurs voyages. Deux jours, peut-être davantage.

À l’avant, sur le pont, il y a des marins comoriens en costume clair. Ils sont armés des fameux fusils Schneider que j’ai vus lors de l’émeute. Véran aurait dit: «Avec ça, je vous descends un homme à cinq cents mètres.»

Au fait, où est passé le véreux? Un moment, j’ai cru qu’il était resté en haut du volcan, seul dans son camp retranché, comme un capitaine qui sombre avec son navire. Puis je l’aperçois dans le groupe des passagers de l’Ava. Il n’a plus rien de sa superbe. Il s’est assis dans le sable, à l’abri des montants de bois du dépôt à vivres. Comme Bartoli, il est très pâle, usé par l’insomnie. Maintenant que l’heure du départ approche, il est redevenu l’affairiste besogneux, le négociant perpétuellement en faillite qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. Suzanne ne l’a même pas regardé quand il est venu s’asseoir à côté d’elle.

Sur la plage, la foule est serrée. Nous avons du mal à passer. Les hommes sont debout, leurs visages ruissellent de sueur, leurs vêtements sont trempés. Quand Jacques arrive, portant sa mallette de docteur et la bouteille de Condys fluide, ils s’écartent sans hostilité. Ils ne semblent plus avoir rien de commun avec ceux qui lui jetaient des pierres. Ils ont des visages très doux, aux beaux yeux intenses. Peut-être qu’ils croient que Jacques est celui qui va les délivrer, leur permettre de continuer leur voyage. Je passe au milieu d’eux, sans encombre. Ils ne parlent pas. Certains sont très jeunes, des enfants encore. De longs bras et de longues jambes, un corps flexible comme une liane, vêtus seulement d’un langouti blanc ceint autour des reins. Où est Uka, où est le berger Choto? Il y a aussi des gens que je n’ai jamais vus, debout au soleil dans leurs habits de voyage, comme s’ils attendaient le train sur le quai d’une gare, vêtus de vestes et de gilets par-dessus leurs robes, les pieds chaussés de souliers cirés, s’abritant du soleil sous de grands parapluies noirs, tels les gentlemen de la Cité.

Ils me laissent passer, ils ne me regardent pas. Ils regardent le bateau ancré devant la baie, qui pivote autour de sa chaîne et roule sous la houle. Il y a un silence dense, un silence qui dure, sur la plage, sous le soleil trop fort, avec seulement la trépidation des machines au ralenti.

Tout à coup, je m’aperçois que Suryavati n’est pas avec moi. Elle m’a laissé partir avec Jacques, elle est restée dans les rochers. Je veux retourner en arrière pour la chercher, mais Suzanne vient jusqu’à moi, elle m’embrasse. «J’ai eu peur, je croyais que vous n’arriveriez jamais.» Elle serre Sarah contre elle, elle la fait asseoir à l’ombre, à côté de Julius Véran. Elle entoure Jacques de ses bras, elle parle vite, pour cacher son inquiétude. À la lumière dure de midi, elle est très maigre, la peau de son joli visage est maintenant toute parcheminée, hâlée comme celle de Sarah. Jacques n’écoute pas ce qu’elle dit. Il essaie de la rassurer. «Je crois que nous n’allons pas tarder à embarquer.» Ce qui l’effraie, c’est la quantité de monde sur la plage. «Il faut absolument que nous montions les premiers.» Comme s’il avait honte, il ajoute: «Je pense qu’ils vont envoyer un deuxième bateau.» Bartoli hausse les épaules. «S’ils repartent comme l’autre fois, ça sera la révolution.»