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Nous avons les lèvres desséchées par la chaleur et le vent, mais personne n’aurait l’idée d’aller jusqu’aux citernes, ou d’escalader les rochers vers la source. Sur le moignon de la jetée, Shaik Hussein est debout, appuyé sur son bâton de sirdar. Ses habits sont en haillons, son turban est déchiré et flotte au vent, et pourtant il a gardé son air altier. Il reste immobile, tourné un peu de côté pour éviter le soleil, dans une attitude de dédain et d’indifférence. À aucun moment il n’a daigné regarder dans la direction des passagers de l’Ava. Dans quelques instants, quelques heures, nous changerons de monde. Il nous a déjà oubliés.

Puis, tout d’un coup, sans raison apparente, la manœuvre de l’embarquement a commencé. La yole s’est détachée du schooner, elle vient droit vers la baie des Palissades, portée des vagues. Elle est montée par quatre marins comoriens, très noirs dans leurs impeccables uniformes blancs. À la force des rames, deux d’entre eux maintiennent le canot immobile au-dessus de la ligne de déferlement, tandis que les autres s’occupent du va-et-vient. Ils ont jeté un bout au rivage, et c’est le long de ce pont improvisé que les premiers rescapés sont hissés à bord, complètement trempés par les vagues. Il y a d’abord quelques coolies, choisis par Shaik Hussein parmi les plus âgés, portant leurs baluchons noués au sommet de la tête. Puis les femmes, Murriamah et son fils Pothala, d’autres femmes indiennes dont les longues robes multicolores ont reçu des paquets de mer et se sont collées à leurs corps. Malgré les vagues, le danger, tout cela se fait sans un cri. Seulement les pleurnichements des jeunes enfants qui s’accrochent à leurs mères quand la vague se brise devant eux sur les dalles de basalte avec un fracas de tonnerre. Enfin, c’est au tour des passagers de l’Ava. C’est Shaik Hussein qui a donné l’ordre, et les Indiens se sont écartés docilement.

D’abord Suzanne, qui entraîne avec elle Sarah Metcalfe. Jacques les accompagne dans la mer. Accroché au va-et-vient, il passe d’abord la mallette de voyage et ses propres affaires, y compris la fameuse bonbonne de Condys fluide. Puis il se retourne vers les femmes, le dos contre les vagues, il leur tend la main. Sarah Metcalfe réussit à rejoindre le bord de la yole, mais au moment où Suzanne s’élance à son tour, une vague plus forte la recouvre. Quand elle reparaît, elle a lâché la corde et perdu pied. Elle nage dans l’écume, elle a perdu son chapeau et son ombrelle. Jacques se jette à l’eau, un instant ils nagent librement dans la mer étincelante, bousculés par les vagues, comme cet été où Suzanne bravait tous les interdits et s’élançait dans la mer verte à Hastings, au pied de la jetée. Les marins comoriens les rattrapent et les hissent l’un après l’autre à bord de la yole. Je ne sais pourquoi, leur joie d’être dans le canot me serre le cœur. Déjà ils ne sont plus que deux silhouettes parmi les autres, dans la yole, emportés par les vagues, tandis que Bartoli et Véran entrent à leur tour dans la mer, glissent le long du va-et-vient. À l’instant de partir, Bartoli s’est tourné vers moi. Il m’a dit: «Venez-vous?» Son visage est sérieux, coupé de rides comme celui d’un vieux soldat, et tout à coup je n’ai plus de ressentiment. Il y avait quelque chose d’ordinaire, de familier, dans ses yeux clairs, comme si je le connaissais depuis des lustres, sans jamais lui avoir parlé. J’ai secoué la tête, sans répondre, et il est entré dans la mer, sans se tenir à la corde, il a nagé jusqu’à la yole.

Tout s’est passé très vite. Maintenant la yole est pleine, si chargée qu’elle embarque à chaque roulis. Le marin a remonté le bout, et les nageurs ont appuyé sur les avirons pour s’écarter du rivage. J’étais debout devant les dalles, avec les Indiens. Je n’ai même pas songé à faire un signe pour Jacques et Suzanne. La yole recule en tanguant, elle se tourne lentement vers le schooner. Je ne sais plus où sont Jacques et Suzanne, je les ai perdus de vue. Les rafales de vent doivent être glaciales, et j’imagine que Jacques serre Suzanne dans ses bras, la protège des paquets de mer. Peut-être qu’elle cherche à m’apercevoir sur la plage, et qu’elle ne voit que la foule noire des immigrants, debout comme sur la rive d’un fleuve immense.

Comment sont-ils si calmes? Je marche le long de la plage, je cherche les visages que je connais. Ceux que je rencontrais quand j’allais à la maison d’Ananta, les vieux qui revenaient de chez elle avec des poignées d’herbes-miracle, les laboureurs enturbannés, les Indiens du Nord avec leurs babouches pointues, et les jeunes garçons partis à l’aventure, avec pour seul bagage un mouchoir noué dans lequel ils cachent quelques dollars. Les femmes drapées dans leurs foulards rouges, frêles et dures, visages couleur de terre cuite, portant un grand anneau dans la narine et sur le front la marque du Seigneur Yama. Je marche le long de la plage, et ils me laissent passer en silence, ils me regardent à peine. Peut-être que je suis vraiment devenu semblable à eux, sans famille et sans patrie, que je me suis lavé de toute mémoire, qu’il ne reste plus rien en moi du grand moune que j’étais, et que je me suis défait du nom des Archambau. Maintenant je porte sur moi les insignes de ma nouvelle vie, la cendre des bûchers, la poussière noire de Gabriel et l’odeur des oiseaux. Mon regard est neuf. Je ne redeviendrai jamais celui que j’étais, celui qui montait la coupée de l’Ava, dans l’idée vaine de retrouver son île, ses ancêtres.

J’ai parcouru toute la rive des Palissades. Je voulais voir Uka, le balayeur, qui avait été avec moi auprès des bûchers. Il me semble que c’est lui qui est devenu mon frère, depuis le jour où il s’est jeté à l’eau pour nager jusqu’à Maurice. Plusieurs fois j’ai cru le reconnaître dans des groupes, mais je n’ai trouvé que des jeunes gens au visage indifférent, qui détournaient leur regard.

Suryavati est absente. J’ai eu peur qu’elle ne se soit embarquée sans m’attendre. Les voyages de la yole se répètent avec régularité, selon le même ritueclass="underline" le marin lance le cordage, qu’un garçon attache au mât de charge, et les femmes et les hommes glissent dans l’écume jusqu’à la yole. Il y a eu six, peut-être dix voyages, plus d’une centaine d’immigrants. Au large de Palissades le pont du schooner est plein de monde. Le navire roule dangereusement, la fumée noire tourbillonne dans les rafales, les cache parfois complètement. Sur la plage, tout le monde est ivre de soleil et de vent. L’écume est aveuglante comme de la neige, la ligne de l’horizon coupe le souffle. Mais personne ne songe à s’en aller. Je regarde de temps à autre vers l’escarpement, au-dessus de la plage, dans l’espoir d’apercevoir la silhouette de Surya, puis mon regard se tourne irrésistiblement vers la mer.

Vers le soir, enfin, le schooner appareille. Il part soudain, sans un signal. Simplement, la trépidation des machines s’accentue et les marins hissent les voiles des deux mâts, qui claquent dans le vent et disparaissent dans le nuage de fumée. Sur le rivage, chacun respire l’odeur âcre du charbon, l’odeur très douce qui se dissipe dans le ciel.

Quand c’est devenu évident que le navire s’en allait, il y a eu un mouvement de désespoir dans la foule qui restait. Les Indiens sont encore très nombreux. Alors le bruit court que le garde-côte ne reviendra pas, jamais. Ou peut-être est-ce la fatigue d’avoir attendu si longtemps au soleil et dans le vent. Des hommes courent le long du rivage, ils escaladent la jetée et poussent des cris, gesticulent vers le navire. Certains sont entrés dans la mer jusqu’à la taille, titubant dans les vagues. Le schooner n’est plus qu’une silhouette noire qui disparaît dans les creux, remorquant dans son sillage la yole semblable à une coque de noix.