D’autres se sont assis sur la plage, à côté de leurs ballots. Ils ont un regard lointain, rêveur, comme s’ils priaient. Parmi eux, j’ai reconnu le vieux sage, l’homme que j’avais rencontré sur le chemin de Palissades, le jour où je m’y étais aventuré avec John Metcalfe: Ramasawmy. Il est assis en tailleur sur la dalle de basalte, le dos tourné à la mer, son bâton de commandement posé à côté de lui. Il n’a pas de bagages, pas même un mouchoir noué aux quatre coins. Il a revêtu, par-dessus son pagne blanc, une veste usagée d’Anglais, une veste d’uniforme démodée avec un col haut et une double rangée de boutons. C’est à son exemple que les autres hommes s’asseyent, les uns après les autres, autour de lui, sur le rivage. Il y a une force étrange qui se dégage de lui, comme s’il était le seul à comprendre ce qui doit arriver. Comme je passe devant lui, sur la plage, en remontant vers l’escarpement où Surya m’attend, il fixe son regard sur moi, et il me semble que je reçois un peu de sa lumière, de sa certitude. Son visage est sombre, ses cheveux sont coupés très court, il n’a pas d’âge. Il a quelque chose de doux et d’aigu dans son regard jaune, et je ne sais pourquoi, tout d’un coup je me souviens de l’homme d’Aden, dans la pénombre étouffante de la chambre de l’hôpital civil, ce regard qui me transperçait en silence. J’ai eu envie de m’asseoir, moi aussi, et d’attendre. Mais je voulais retrouver avant tout Surya.
La plupart des coolies sont retournés vers les maisons communes. D’autres continuent à errer le long du rivage, se regroupent sur la jetée ruinée, comme si le bateau de leurs rêves allait revenir à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.
Pourtant c’est évident qu’il est trop tard pour aujourd’hui. Le ciel a déjà cette couleur jaune de la fin du jour. Les oiseaux, enhardis depuis le départ du schooner, recommencent à voler le long de la baie. À l’endroit où la mer bat la côte du volcan, j’aperçois un couple de pailles-en-queue en train de pêcher dans le flux. Ils planent très haut, puis tombent dans la vague. C’est la première fois que je les vois au-dessus de Plate. Sans doute sont-ils informés de notre départ imminent, qui va leur rendre la propriété du lagon.
Je sais où retrouver Suryavati. J’escalade l’escarpement avant la nuit. Dans les fourrés, j’entends détaler les cabris. Mais Choto n’est plus là pour les enfermer dans leur corral. Les chiens abandonnés errent à leur poursuite à travers les buissons, déjà redevenus sauvages comme des chacals. Comme je traverse leur piste, je les entends gronder. À tout hasard je me suis armé d’une bonne pierre de lave aiguë comme une hache.
Je traverse les plantations. Ce que les femmes indiennes ont laissé en partant, les cabris l’ont saccagé, plants arrachés, brèdes tondues, légumes broutés jusqu’à la terre sèche. Même les petits murs de pierre se sont effondrés par endroits. Le soleil a commencé à dessiner de longues fêlures dans la terre, là où les femmes versaient chaque soir des cruches d’eau, sur les lianes des courges et les champs de riz. C’est comme si rien de tout cela n’avait existé, comme si c’était il y a cent ans.
J’arrive en haut de l’escarpement, à l’ombre du cratère. Le vent est si fort que je trébuche en arrière. C’est un vent qui vient de l’autre bout de l’Océan, qui gonfle la vague des marées, un souffle puissant, plein du grondement des vagues et de l’odeur du récif. Les Indiens se sont installés à la baie des Palissades, ils ont construit leurs maisons, planté leurs champs, à l’abri. Ici, le vent qui souffle efface tout. Comme sur Gabriel, il passe sur les murs, sur la citerne, sur les enclos et les tombes, il use tout, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des cicatrices.
Dans l’ancien cimetière, près de la tombe de Thomas Melotte, Suryavati attend, assise, en regardant la mer et la silhouette de Gabriel. Elle est vêtue du beau sari couleur de mer, elle porte sur sa tête le grand foulard rouge qui la fait ressembler à Ananta. À côté d’elle, il y a son sac de vacoa, contenant le collier d’étain de sa grand-mère, son numéro d’engagée pour la coupe. Ce sont les seuls bagages qu’elle emporte de Gabriel.
Ici, la nuit est déjà tombée, mais quand Surya me regarde, je vois la lumière de ses yeux, cette lueur d’ambre qui m’avait fasciné la première fois, au bord du lagon. Je tremble de ce qu’elle va dire, comme si ma vie se jouait en cet instant. Elle vient vers moi, elle met son bras autour de ma taille, elle dit:
«Suzanne est partie. Toi, qu’est-ce que tu vas devenir, bhai?»
Elle a ce ton de persiflage. Il y a en elle une sorte de contentement enfantin, comme lorsque nous étions seuls sur le piton des pailles-en-queue. Elle m’entraîne vers le bas de l’escarpement, dans la direction du cimetière. Nous n’avons plus que quelques minutes pour revoir notre domaine, pour tout reconnaître, emporter ce qui n’était qu’à nous, le reflet du ciel dans le lagon, la silhouette noire des îles, le fracas de la mer et l’odeur des vieilles filles dans les bouffées de vent tantôt froid comme l’eau, tantôt tiède comme une haleine. Et peut-être encore le dernier passage des pailles-en-queue dans le soleil, traînant derrière eux l’emblème de leur royauté inutile, qui les rend semblables au signe de la comète au pinacle de la dernière maison d’Anna.
Debout au milieu des tombes, nous regardons le crépuscule qui estompe les cachettes de Gabriel, les massifs de batatrans, les failles dans la pierre noire, les fûts des filaos. Moi non plus je n’emporte pas de bagages. Je n’ai même plus de souliers. Mon seul trésor, c’est le petit livre noir noué d’un galon rouge, où John a raconté les derniers jours de sa vie, sa chasse à l’indigotier austral, son rêve d’un monde meilleur où les plantes auraient guéri l’humanité de toutes ses plaies. Pour ne pas le perdre, je l’ai caché sous une pierre plate, à l’entrée de la baie des Palissades.
Surya court entre les tombes, elle saute par-dessus les buissons d’épines. Elle est plus vive que moi. Mais c’est un jeu, elle me laisse me rapprocher, et au moment où je vais la saisir, elle pousse un cri et bondit plus loin.
Nous allons ainsi, en jouant, jusqu’au rivage, jusqu’aux maisons de la Quarantaine. Nous courons dans le crépuscule, le cœur battant, à bout de souffle. Nous avons oublié la menace du bateau, la trépidation des machines, les marins armés dans la yole.
Nous sommes passés derrière la citerne. Les murs noirs des maisons sont à peine visibles, des ruines au milieu des batatrans. Nous courons vers le bout de l’île, vers la pointe où il n’y a que le vent qui enivre. Ici, la fumée des bûchers n’est jamais retombée. Ici il n’y a jamais aucune mémoire.
Nous arrivons à Pigeon House Rock au rendez-vous de tous les oiseaux, dans un bruit de forge. C’est la fête de la mer qui commence, ils sont tous là, les macoas, les mouettes, les oiseaux-bœufs, les sternes, les goélands immenses, les fous, les frégates au goitre rouge. Le ciel est éblouissant, les embruns sont pleins d’irisations, il y a des trombes qui jaillissent des souffleurs.
Dans une mare sombre, au milieu des écueils, Surya a péché notre dernier repas sur l’île, quelques oursins violacés, des berniques, et même une conque oubliée. Elle a laissé son harpon dans le cimetière, et c’est avec une pierre aiguë qu’elle ouvre la coquille, pour en extraire les fruits couleur de corail. Elle avance sans peur au milieu des embruns, elle me guide le long des rochers, comme si elle devinait chaque vague, chaque ressac. «Je te montrerai comment on devient un pêcheur. Nous achèterons une pirogue à Mahébourg.» Elle rit en sortant de la vague, sa robe longue collée à son corps, ses cheveux lourds de sel. J’ai goûté à la mer sur ses lèvres, sur son épaule. «Nous irons pêcher dans toutes les îles, nous irons même à Saint-Brandon, où les femmes n’ont pas le droit d’aller, je m’habillerai en homme et nous partirons ensemble.» Elle semble danser sur le récif, elle est ivre de la mer qui monte et du vent, de toute cette lumière d’or qui nous enveloppe. Le lagon est lisse et impénétrable comme un miroir. Jamais je ne me suis senti plus libre. Je n’ai plus de mémoire, je n’ai plus de nom.