La nuit est venue lentement. Après avoir mangé les coquillages et les oursins, nous sommes entrés dans l’eau du lagon, une dernière fois. C’était doux et léger comme une fumée, glissant comme un torrent. Le flux avait apporté la vie, des aiguillettes, des bancs de poissons. Près du récif, nous nous sommes allongés sur la longue langue de sable qui s’incurve vers Gabriel, pour écouter le bruit des vagues qui déferlait derrière nous, dans la nuit, sentir les mordillements impertinents des poissons de sable.
Quand nous sommes sortis il faisait presque froid. Nous avons marché dans la nuit, vers la ville des parias. Le ciel était rempli d’étoiles.
Il me semblait que je ne connaissais rien au monde mieux que ce chemin qui va de la Quarantaine à la baie des Palissades, ce chemin que j’ai ouvert et parcouru chaque nuit, à travers la zone interdite créée par Véran et par le sirdar.
Il s’est passé tant de choses, tant de choses se sont défaites et recomposées autrement, nos sentiments, nos idées, jusqu’à la façon que nous avions de regarder, de parler, de marcher et de dormir. Quelques-uns sont morts, d’autres ont perdu la raison. Nous ne serons jamais plus les mêmes.
J’ai dans ma main la main de Surya, je sens sa paume chaude, vivante. Dans la pénombre je distingue à peine son profil, mais je sens son parfum, un peu doux et poivré comme celui des lantanas, tandis que nous marchons le long du sentier étroit, poussés par les rafales de vent du nord-est.
Nous sommes au bord du talus où je m’arrêtais pour regarder la maison d’Ananta. Maintenant, le quartier paria est vide, abandonné. Mais comme nous approchons de la ville des coolies, nous entendons une rumeur. Des chiens aboient contre nous, dans les rues désertées, rôdent derrière nous en grondant.
La baie des Palissades est magnifique: partout sur la plage, jusqu’au pied du volcan, les feux sont allumés. Il y a cinquante, soixante foyers, qui trouent la nuit de flammes rouges. Pour la première fois le couvre-feu a été levé. Shaik Hussein, cette nuit, a aboli la loi du parti de l’Ordre, du chef de la Synarchie mauricienne. De toute façon il ne pouvait pas faire autrement. Depuis le retour du schooner, il n’est plus le sirdar, il est un immigrant comme les autres. C’est lui-même qui l’a voulu. Après le départ du schooner, il a posé sur la plage son bâton en bois de fer, et il s’est assis avec les autres autour de Ramasawmy. Il a tourné vers la mer son regard de soldat vaincu. Cet homme que j’ai haï, que tout le monde craignait, qui nom avait condamnés à l’exil et qui nous avait affamés, tout à coup m’a semblé émouvant. En le voyant sur la plage, j’ai pensé à ce que racontait Jacques sur la grande mutinerie de l’Inde, les sepoys de Nana Sahib vaincus par les Anglais, marchant en longues files à travers les ruines, j’ai pensé aux prisonniers enchaînés, embarqués dans les bateaux et envoyés à Maurice pour travailler à la construction de la voie ferrée et des routes. Un bref instant, Shaik Hussein a retrouvé son pouvoir et sa gloire, il a été le gouverneur de cette île du bout du monde. Maintenant, à nouveau il n’est plus personne, il va se joindre à la foule des laboureurs, sur les quais de Port-Louis, dans le camp de Powder’s Mill, et les contremaîtres des plantations inscriront son nom sur leur liste, prendront sa photo et lui donneront une carte de travailleur.
La nuit est ivre, sous ce ciel, avec les feux allumés sur la plage. Suryavati m’a conduit jusqu’à notre place, sur la plate-forme des bûchers. Le vent souffle par rafales, apportant le bruit et l’odeur de l’Océan. Surya a pris une braise, qu’elle a portée dans ses paumes comme un joyau, et nous avons rapidement construit un feu, avec des brindilles et des aiguilles de filao. L’odeur du santal et du baume est sur la baie, un nuage doux qui cache les étoiles.
Malgré les fatigues du jour passé, chacun veille. Les feux brillent de tous côtés, dessinent la longue courbe de la baie des Palissades, pareille à une ville devant la mer. À la lueur du feu, le visage de Surya est un masque très ancien, creusé d’ombres, aux sourcils merveilleusement arqués. Il y a une sorte d’impatience, une sorte de désir, autour de nous, comme si nous avions commencé une grande fête. On entend le bruit des voix, les murmures, les rires, qui se mêlent au bruit des vagues, à la rumeur du vent, au craquement des branches mordues par le feu. Des groupes se sont formés, des familles, des amis. Certains fument, ou bien racontent des choses du passé, des histoires. De temps à autre, une chanson s’élève plus haut que les paroles, une voix claire qui monte et descend comme une musique de flûte. Ou bien une longue plainte. Même, à la lueur des flammes, je vois une silhouette qui danse sur la plage, le corps flexible d’un jeune garçon, et j’entends le bruit des mains qui battent en cadence, de plus en plus vite. C’est une ivresse qui grandit, qui passe sur la baie comme un souffle, qui s’enfle, retombe, renaît. La longue attente est en train de s’achever, demain, ou après-demain, les immigrants vont commencer leur travail, la mer des champs s’ouvrira devant eux, et ils avanceront sous le soleil leurs longs couteaux à la main, ils sentiront la poussière de la terre rouge sous leurs pieds nus, ils respireront l’odeur âpre des cannes. Oui, c’est une impatience, un désir. Quand je me couche l’oreille contre le sol, j’entends toujours la vibration. Je la connais bien, c’est celle que j’ai perçue chaque nuit, sur Gabriel. Quelque chose de vivant, d’éternel, tout près de la surface du monde, juste au bord de la lèvre du volcan, sur la frange de la mer. C’est cela, c’est le désir qui vibre dans le corps des gens, cette nuit, qui les tient en éveil. Comme la nuit où les bûchers brûlaient tous ensemble, pour plaire au Seigneur Yama. C’est cela qui vibre aussi dans le corps des oiseaux, au fond de leurs terriers, dans leur regard qui ne baisse pas, qui ne cille pas.
«Écoute, tu entends?» Surya appuie son oreille contre la dalle de basalte. Elle ne dit rien, mais je suis sûr qu’elle entend comme moi la vibration. Elle a enlevé son foulard. Ses yeux brillent à la lumière des braises, je vois l’éclat de ses dents. Elle sourit, elle danse pour moi, pour la nuit, lentement d’abord, puis de plus en plus vite, en tournant sur elle-même, les bras étendus, tenant chaque extrémité de son châle. Le feu danse derrière elle, la fumée l’enveloppe, dépose des cendres dans ses cheveux, sur ses épaules. Au-dessus d’elle, je vois le diamant du ciel, le Seigneur Shukra glisse lentement vers l’ouest. Pour lui aussi elle danse, et les feux brûlent dans la baie des Palissades. L’ivresse grandit, une vague venue du fond de la mer, qui glisse jusqu’à notre île, qui nous porte de l’autre côté, vers la terre qui nous attend.
Quand le feu faiblit, Surya se met à genoux, avec ses mains elle repousse les braises, elle ajoute des brindilles.
Toute la baie brûle dans la nuit, et là-bas, de l’autre côté, au cap Malheureux, à Grand Baie, à Grand-Gaube, ils doivent voir ces lumières flottant sur l’horizon, qui leur parlent de nous, de notre attente, de notre désir. Quelque part, sur les plages là-bas, des amis inconnus ont allumé des feux pour nous répondre.