C’est une nuit très longue et belle, une nuit sans fin. Nous sommes au bord de la terre, au bout du monde. Sur notre radeau de basalte, nous glissons lentement vers la vie nouvelle, vers notre mère. Nous sommes enfants du rêve. Nous sommes libres, enfin, nos chaînes sont tombées.
Dans la nuit, des gens marchent le long du rivage. Des hommes portent du thé noir dans une grande théière de cuivre, et un verre. Chacun boit à son tour.
Surya boit d’abord, puis elle me tend le verre à moitié plein. Le thé est amer et tiède, mais je n’ai jamais goûté breuvage plus exquis. L’homme qui distribue le thé est grand et maigre, son visage à demi caché par un turban en haillons. À côté de lui je reconnais Uka, le balayeur, l’intouchable. Il tend le verre de thé à d’autres hommes, près de nous. J’entends des voix qui l’appellent, des rires. Il n’y a plus d’interdits. Cette nuit, tous les hommes sont devenus semblables, ils sont enfiévrés, ivres de soleil et de vent, leurs yeux brûlent et leur peau est couverte de cendres, comme la pierre sur laquelle ils sont couchés. Ils parlent tous la même langue, celle qui est au cœur, et qui n’a pas besoin des lèvres.
La nuit est longue et brillante, pleine de musique et de fumées.
Surya s’est couchée contre moi, je sens le mouvement doux de sa respiration, la chaleur de son corps. À un moment, je me suis levé, j’ai marché sur la plage, au milieu des feux. Quand je passe, des gens se retournent, je vois des visages, j’entends des paroles. Il y a des mains qui me touchent, des interrogations. Au-dessus de la baie des Palissades, les plantations sont noires, les palmes s’agitent dans le vent avec un grand bruit de froissement. Le volcan est invisible. Pour la première fois, il n’y a aucun feu sur le cratère, là où Véran montait sa garde. Cette nuit est douce, sans ennemi, sans effroi. J’entends le bruit des voix qui montent de la plage, de la musique, je sens l’odeur des feux. Nous partirons, l’île retournera à son état de nature. Dans les fourrés, autour de Palissades, il y a des craquements, des bruits de cavalcade. Les chiens redevenus sauvages rôdent et chassent les cabris dans le chaos de rochers. Bientôt ce sera leur monde.
C’est une nuit ancienne, une nuit qui ressemble au commencement. La lumière des feux éclaire vaguement la case collective où nous avions passé la première nuit, dans la tempête. Tout cela est si loin, vague comme un rêve.
J’ai retrouvé dans ma poche le morceau de fer rouillé que m’a donné Choto, lorsque je suis entré pour la première fois au village paria. Je ne sais pourquoi je l’ai gardé, comme un talisman. Tout ce qui s’est passé auparavant me semble maintenant irréel, une légende, une rumeur qui s’efface. J’ai la même certitude que les gens assis sur la plage, je ressens le même bonheur: tout doit être nouveau.
C’est une nuit infinie, chaque instant se confond à l’autre, comme s’il ne devait jamais y avoir de jour. Les flammes s’amenuisent, vacillent, repartent, avec cette couleur vert d’eau près des braises, et les tourbillons de fumée. Plus loin, le long de la plage, des feux se sont éteints, d’autres se sont allumés. Il y a des silhouettes qui vont et viennent, des hommes, des femmes, d’un foyer à l’autre. La voix qui chantait tout à l’heure s’est tue, puis voici qu’elle reprend, continuant le même chant, la même plainte. Dans le ciel au-dessus de nous les étoiles girent lentement. Sirius est près de l’horizon, le Seigneur Shukra s’est couché. Quand nous étions dans la grotte, je m’en souviens, Surya avait dessiné sur ma peau avec de la cendre l’image des sept Rishis qu’on voit au ras de l’horizon, et elle m’avait parlé aussi des Jinnats, et de la grande tache de payasa, le riz au lait des immortels. Cette nuit, c’est nous qui avons inventé des constellations sur la plage, comme si nous avions renversé l’univers. Alors nous dérivons lentement sur notre radeau de lave, dans la nuit, au hasard, les yeux brûlants à force de lire l’avenir dans les flammes. Ceux qui sont partis aujourd’hui sur le schooner, où sont-ils? Là-bas, sur l’autre rive, dans quel camp, endormis dans leurs abris? Dans la touffeur des grands arbres de l’Intendance, dont parlait Jacques, sur les quais du port, ou bien dans les huttes de paille de Powder’s Mill, serrés comme des oiseaux capturés, rompus par le vent, le soleil, et la pierre noire marquée sur leur peau.
Sur Plate, je ne le savais pas, nous avons vécu dans la compagnie des morts. Dans notre bouche la cendre des bûchers, saupoudrant nos habits, nos cheveux. Et puis ce regard inconnu, ce regard sans paupières qui ne cesse de nous traverser, mêlé à la lumière, ce regard des oiseaux qui balaie l’horizon, l’œil du vent sur les rochers, la parole du vent et de la mer, le long frisson de la vague née à l’autre bout de l’Océan, cette vibration incessante.
Suryavati m’a rejoint au bout de la plage. Elle se serre contre moi, je sens la chaleur de son souffle dans la nuit. Nous sommes retournés lentement à notre place, sur la plate-forme des bûchers. D’autres gens sont venus s’asseoir près de notre feu, un couple d’immigrants. La femme est si jeune, presque une enfant, ses yeux brillent d’un éclat minéral à la lueur des braises. Quand elle se lève, à notre arrivée, je vois qu’elle est enceinte, bien près d’accoucher. Surya est très douce avec elle, elle lui parle, elle lui apporte du thé, elle l’aide à s’accommoder sur la terre, à l’endroit où c’est le plus agréable, au vent.
Surya me parle aussi, ou bien est-ce avec une voix intérieure, un murmure, une chanson pour dormir. Les contes de son enfance, que lui racontait Ananta, la légende de la reine Lakshmibay.
Moi aussi, je me suis couché par terre, en regardant le feu, le ciel noir où tourbillonnent les chauves-souris. Je n’ai plus de désir de vengeance. Tout ce qui en moi avait été endurci par les années d’attente, dans le dortoir froid de la pension Le Berre, à Rueil-Malmaison, toute cette cohorte de souvenirs et de mots que je portais comme des pierres, maintenant s’est effacée.
La nuit est longue, elle s’ajoute à toutes les nuits, au glissement des jours sur les îles de pierre, au mouvement de la mer, et je m’éloigne de ce feu qui me brûlait, qui m’avait armé au cœur.
Jacques, quand il a quitté Rueil-Malmaison pour aller en Angleterre, j’ai pensé que je pouvais en mourir. Quand je l’ai revu, l’été suivant, je ne l’ai pas reconnu. Ce visage étranger, adulte, ces petites lunettes cerclées d’acier à travers lesquelles il regardait le monde comme à la loupe. J’ai voulu mourir, la nuit où je suis sorti du dortoir, en chemise, pour marcher dans les congères, dans la cour de l’école, puis immobile contre le mur, jusqu’à ce que je tombe, et Flécheux affolé qui appelait. J’écoutais la rumeur très douce de la mer à Anna, le grondement des vagues qui traversait la terre tout entière et le pavé de la cour, jusqu’à moi, pour me chercher, me ramener.
Je n’ai plus de vengeance. Que m’importe Alexandre Archambau, que me font les Patriarches, les membres distingués du club de la Synarchie et leur motto arrogant, «Ordre, Force et Progrès»? Maintenant je l’ai compris: ils ne sont là que pour un bref instant, déjà le vent qui vient de l’autre bout de la terre souffle sur eux et les efface, le grondement de l’Océan recouvre leur voix. La vérité est simple et belle, elle est dans la lumière qui étincelle sur les dalles de basalte, dans la puissance de la mer, dans cette nuit illuminée le long de la baie des Palissades, comme un miroir de l’infini. Ce qui est vrai, c’est le visage très doux et ancien de cette femme, la douceur des gestes de l’homme qui est auprès d’elle, leur enfant qui doit naître bientôt. L’amour de Surya, son souffle tranquille contre ma poitrine, le sang qui palpite dans sa gorge, le goût des cendres sur ses cheveux, sur ses lèvres. Sa voix quand elle dit mon nom, un nom lent et secret comme une chanson, bhaii, frère. La Yamuna qu’elle porte en elle, le fleuve où est née Ananta, et son frère Yama, fils du soleil, marqué au front d’une goutte de santal comme l’œil de la mémoire. Cette chanson qu’elle fredonne maintenant, avant de s’endormir, les yeux ouverts, à la lueur du brasier qui se contracte peu à peu. Pour moi, ou pour l’enfant qui va naître, l’enfant qu’elle porte dans son ventre. Lalli, la chanson de Kala, qui est entré sans bruit dans la maison. Il enlève ses chaussures, il allume sa lampe, et il dit à son aide, dans un murmure: Litara, veille et n’oublie pas de jeter la boule de terre s’il vient un danger… Kaja chamaa, un jat te guette! Thip Jaa! Cache-toi! Lalli Lug Gaya! Chhurm, kala lug gaya !Ton vol est fini, et le voleur est mort!