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Notre feu n’est plus qu’un tas de braises rougeoyantes. Sur la plage, il y a une grande paix, comme après la tempête. La mer est lente et puissante.

Les moustiques sont revenus. La fumée ne les éloigne plus. Surya s’est enveloppée dans son grand châle rouge.

Assis de l’autre côté des braises, le jeune Indien évente sa femme pendant qu’elle dort, avec un pan de sa chemise.

Je me suis couché contre Surya, pour sentir la chaleur de son corps, son souffle dans le creux de mon épaule. Ensemble nous glissons sur la mer, vers l’autre bout du temps. Je n’ai jamais vécu d’autre nuit que cette nuit, elle dure plus que toute ma vie, et tout ce qui a été avant elle n’a été qu’un rêve.

Elles partent

Elles partent, elles vont disparaître. Un instant encore, je voudrais les voir, les retenir, telles quelles, Ananta et Giribala, assises à même le débarcadère, entre les racines du grand arbre de l’Intendance. Il y a beaucoup d’immigrants autour d’elles, certains assis à l’ombre, leurs ballots devant eux, les autres allant et venant, l’air à la fois impatient et effrayé, dans leurs habits étranges, les femmes drapées dans leurs saris roses, de grands anneaux de cuivre aux bras et aux chevilles, leur bijou incrusté dans la narine comme une goutte d’or. Les hommes maigres et brûlés par le soleil, leur visage noirci de barbe, leurs yeux brillants comme des galènes.

Sur les quais, au soleil, les sirdars attendent l’heure du départ. Ils sont vêtus de vestes usagées de l’armée anglaise, coiffés de turbans, ils tiennent à la main leurs longs bâtons d’ébène.

Ce matin, très tôt, l’agent de la Bird and Co, du nom de Lindsay, vêtu d’un impeccable costume noir et coiffé d’un chapeau helmet, a regroupé les immigrants par le nom des sucreries. Ceux des Plaines-Wilhelms, ceux de Moka, ceux de Rivière-Noire. Ananta et Giribala sont allées s’asseoir sous les arbres, avec les immigrants de Moka. Mani et son fils sont allés à l’autre bout du quai. Le long de l’avenue, les chevaux sont attelés, le départ est proche.

Ananta n’a pas lâché la main de Giribala, elle la serre aussi fort que le jour où elles ont franchi la coupée, à Bhowanipore, pour monter sur le bateau. Elle voudrait parler, interroger sa mère, mais sa gorge se ferme. Il y a un grand silence qui pèse sur le port, comme s’il allait se passer un événement. Même les oiseaux dans les arbres sont muets.

Enfin, vers dix heures, le départ a commencé. D’abord les cohortes de laboureurs, à pied, vers Grande-Rivière, Camp-Benoît, ou Beau-Bassin. Ils vont en rang par deux, comme des prisonniers, la plupart pieds nus, la tête enveloppée dans un linge, leurs bagages au bout des bras.

Ensuite l’agent appelle le départ pour Rivière-Noire. Ananta aperçoit au loin la silhouette maigre de Mani. Elle avance avec les autres, elle est montée sans se retourner, et déjà le cocher fouette les chevaux et le char s’éloigne le long de l’avenue, disparaît derrière les maisons. Presque tout de suite après, on appelle le nom d’Alma, et Giribala et Ananta se joignent aux immigrants qui montent dans le char. Giribala s’est assise tout à fait à l’arrière, avec Ananta à ses pieds. Dans le grondement des roues sur le pavé, les chars partent l’un après l’autre, tirés par les chevaux fatigués. Il fait déjà très chaud, les femmes s’éventent avec des soufflets de rafia, et la poussière pénètre à l’intérieur de la bâche, une poussière grise d’abord, puis rouge à mesure qu’on sort de la ville et qu’on roule à travers champs, vers la montagne des Signaux.

Giribala s’est couverte de son châle, mais Ananta, elle, ne peut pas s’empêcher de regarder au-dehors, par l’ouverture de la bâche, les maisons de la ville qui s’estompent dans le nuage de poussière, le grand bassin bleu du port où on voit encore les mâts des navires, tout cela qui s’en va, qui appartient déjà à un autre monde.

La poussière entre si fort, à Pailles, que la petite fille se met à tousser, mais elle repousse sa mère qui veut l’abriter sous son châle, elle veut tout voir, chaque détail de la route, chaque case, chaque bosquet. Tout près, il y a le rocher sombre de la montagne Ory, dont un pan est encore dans l’ombre, et de l’autre côté, les ravines rouges qui descendent vers la rivière Moka, et les collines touffues, les jardins, l’entrée des grandes maisons, Bagatelle, le Bocage, Eurêka. Puis la route contourne la montagne, il y a moins de poussière. Par moments, il y a un souffle de fraîcheur, Ananta entend le bruit de l’eau qui cascade entre les rochers noirs. Il y a des vols de merles, des oiseaux rouges, des papillons.

Au gué de Souillac, les chars se sont arrêtés. Les cochers ont dételé les chevaux pour les faire boire. Les immigrants en profitent pour descendre se dégourdir les jambes. Les femmes s’isolent derrière les buissons pour uriner, les hommes s’accroupissent au bord de la rivière. L’eau est couleur de ciel entre les arbres. Il y a des manguiers, les enfants jettent des pierres dans l’espoir de faire tomber des fruits. Mais les femmes les rappellent, d’une voix anxieuse. C’est que court encore la légende des marrons, Rasitatane et le grand Sacalavou qui se sont enfuis dans les montagnes sur les hauteurs du Pouce, ou dans les gorges de la rivière Profonde, et qui attaquent les convois de travailleurs, enlèvent les enfants.

Les chevaux piétinent et renâclent, tandis qu’on les rattelle. Puis la cohorte de chars repart, roule sur le gué de basalte, commence à descendre vers la plaine, vers les champs immenses des cannes qui ondulent dans le vent, vers Belle-Rose, l’Agrément, vers les hautes silhouettes des sucreries voguant au-dessus de la mer d’émeraude comme de grands steamers immobiles. Mon Désert, Circonstance, Bar-le-Duc, et tout en bas, près d’une retenue, Aima.

Il doit être une heure de l’après-midi quand le convoi arrive devant Alma. Les chars se sont arrêtés au carrefour, et les immigrants ont commencé à marcher au soleil, vers la porte de la propriété. Les chars sont repartis dans la poussière, vers les domaines de l’est, Bonne-Veine, l’Espérance, vers le Camp-de-Masque.

Les travailleurs marchent en ordre, sous la conduite du sirdar. Les cannes sont si hautes qu’Ananta ne peut rien voir d’autre, même en sautant. Seulement, au bout des champs, le piton du Milieu qui disparaît dans un nuage. Elle marche en renversant la tête. Le ciel au-dessus d’elle est magnifique, d’un bleu intense, parcouru de nuages blancs. La lumière du soleil se réverbère sur les feuilles des cannes. Il y a une odeur puissante, étrange, une odeur âcre et douce de vesou, de feuille qui fermente.

Puis la petite troupe arrive devant la ville d’Alma. C’est plutôt un village, écrasé de soleil, sans ombre, avec des maisons toutes semblables en planches chaulées et toit de feuilles. Il n’y a personne pour les accueillir, tous les hommes sont au travail dans les champs.