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Un instant, les immigrants s’arrêtent, comme s’ils hésitaient à entrer. Ananta a pris à nouveau la main de Giribala, elle sent la même inquiétude que le jour du départ, au moment de monter à bord du grand bateau gris. Sur la place d’Alma, un chien famélique erre lentement. Plus loin, il y a un arbre géant, un ficus orné de guirlandes, comme un dieu.

Un après l’autre, les immigrants entrent dans la ville, suivent la haute silhouette du sirdar. Ananta entend pour la première fois au loin, portée par les bouffées de vent chaud, la rumeur sourde du moulin au travail, pareille au bruit de la mer sur les récifs.

L’aube s’est rompue

L’aube s’est rompue de l’autre côté de l’île. C’est d’abord une tache qui salit la nuit, puis apparaissent les nuages gris, légers, de longues plumes immobiles au-dessus de la terre imprécise. La masse noire du volcan redevient visible. Surya s’est relevée pour regarder, elle frissonne un peu. «C’est comme la fin du monde.» Elle dit cela avec une sorte d’assurance. «Quand le monde finira, il aura cette couleur, parce que l’air quittera la terre et s’en ira très loin, vers le soleil.»

Nous marchons sur la plage, entre les gens encore endormis. Les feux ont laissé des cercles noirs dans le sable, le vent a soufflé des cendres sur les corps pendant leur sommeil.

Suryavati marche devant moi. Elle se hâte pour arriver la première à la source, au pied du volcan. Les basaltes sont encore froids, brillant d’une fine poussière de rosée. Quand nous arrivons au premier bassin, des oiseaux s’envolent dans un grand froissement de plumes, des aigrettes, des macoas, d’autres petits comme des bengalis. L’eau est froide, encore imprégnée de nuit. Surya se lave le visage et les bras, elle boit longuement, puis elle passe la main sur ses cheveux, pour les lisser. Plus bas, au bord de la plage, debout dans le ruisseau qui se mélange à la mer, des hommes font déjà leur prière. D’autres viennent avec des vaches à eau pour préparer le thé. Ils lavent les théières et les verres, puis ils retournent vers les feux nouveaux.

Lorsque la lumière apparaît, il me semble entendre son bruit sur les feuilles des plantes, sur la terre, sur les vagues de la mer, pareil à un grand souffle. Au même instant, j’entends la voix du muezzin qui résonne au bout de la baie, quelque part sur la plage. La voix s’élève, tremble un peu, et les rafales du vent l’éloignent, la rapprochent, on dirait le gémissement très long d’un oiseau qui tracerait ses cercles. Ensuite, le silence à nouveau.

Sur tout le rivage, les feux ont été ranimés. Sous la cendre, les hommes ont retrouvé la braise vive, lui ont donné à manger de nouvelles brindilles, des algues sèches. Il y a l’odeur de la fumée encore une fois à Palissades. Quelqu’un fait cuire du riz, du dolpouri. L’odeur du repas remplit toute la baie, monte jusqu’au ciel. Ce ne sera pas la fin du monde.

Le schooner est là. Le long du pont de cordages, les immigrants embarquent à tour de rôle, par une mer calme. Le ciel est clair. Par instants, il y a de grands faisceaux de lumière qui passent sur la mer, sur l’écume, qui brûlent nos épaules. À onze heures environ, un deuxième bateau apparaît, un ancien brick de cent tonneaux, ses voiles carrées gonflées dans le vent d’est. Je ne peux m’empêcher de penser au brick L’Espérance sur lequel mon trisaïeul Eliacin est arrivé sur l’île de France, il y a cent ans, après avoir quitté sa ville natale de Saint-Malo et fait le tour du cap de Bonne-Espérance.

Le bateau progresse lentement, penché à bâbord, puis affale ses voiles et mouille l’ancre devant la passe, un peu en retrait du Dalhousie. À son bord, je distingue nettement les marins armés de fusils.

Surya et moi sommes les derniers passagers à prendre place sur le schooner. Tandis que nous montons à bord de la yole, à la poupe, je me retourne pour regarder la plage des Palissades où une centaine de coolies attend de monter à bord du brick. Un peu à l’écart, près de la jetée inachevée, je vois la silhouette du Shaik Hussein, sa robe flottant dans le vent, dans une attitude hiératique, les bras croisés. Il a sans doute décidé de rester jusqu’au bout, d’être le dernier homme à quitter l’île Plate. Ramasawmy a embarqué avant nous, aidé par les jeunes gens. Dans la yole, j’ai croisé son regard, il m’a scruté juste une seconde, comme s’il voulait me dire qu’il m’avait reconnu. La fatigue a creusé ses traits, il semble très affaibli, mais il y avait toujours la même énergie dans son regard, et le même sourire figé sur ses lèvres.

Surya aussi est fatiguée. Elle a appuyé sa tête contre mon épaule, elle se laisse aller aux mouvements de la yole. Avant que nous ne nous élancions dans la mer, elle a mis autour de mon cou, comme un talisman, le collier portant la plaque d’immatriculation que sa grand-mère avait donné à Ananta, avant le départ de Bhowanipore. Ainsi, maintenant, j’ai un nom, une famille. Je peux entrer à Maurice.

Sur le pont du vieux schooner bâtard, les immigrants sont assis sous le vent, à l’abri du château, enveloppés dans les tourbillons de fumée que lâche la cheminée. Nous avons trouvé une place, à côté du jeune couple qui a partagé notre feu cette nuit. Personne ne parle. Tout de suite, sans un signal, le Dalhousie appareille, sans hisser les voiles, dans un grand tremblement de ses machines. Derrière nous, la mer est d’un bleu sombre, violacé, dans l’ombre du volcan. Déjà la plage des Palissades n’est plus qu’une échancrure écumante le long de la côte, où les palmiers sont pliés par le vent. Le schooner vire lentement, et, droit devant, sous la proue qui cogne les vagues, il y a le Coin de Mire et la longue ligne de Maurice, les montagnes merveilleuses perdues dans les nuages.

Anna

Août 1980

Il pleut doucement sur la route de Rose-Belle. Tout à l’heure, quand l’autobus s’est arrêté dans un embouteillage, j’ai vu un couple qui marchait au bord de la route, le long des maisons en bois déglinguées dont les gouttières fuyaient. Je ne sais pas pourquoi mon regard a été attiré par eux. Ils n’avaient rien d’extraordinaire. Sauf, peut-être, leur jeunesse. Ils étaient indiens tous les deux, l’homme avec un visage très sombre, la lèvre soulignée par une fine moustache noire. Tous deux vêtus pauvrement, de la tenue des travailleurs agricoles, leurs habits trempés par la pluie fine qui n’arrête pas de tomber depuis des heures. La femme tenait un bébé encore tout petit, trois mois à peine. Malgré l’obscurité j’ai aperçu son crâne chauve et ses yeux gonflés de sommeil. Sa mère l’avait enveloppé dans son grand châle, mais un souffle de vent avait entrouvert l’abri et la pluie avait mouillé l’enfant. C’est la jeune femme surtout qui a capté mon attention. Elle était d’une singulière beauté malgré la pauvreté de son apparence, avec ce visage encore adolescent où les yeux brillaient d’un éclat d’ambre, dans l’ombre des cils sous l’arc des sourcils. Sous le châle délavé, de toutes les couleurs, j’ai entrevu en une seconde sa chevelure noire divisée par une raie peinte en rouge, et au milieu de son front, au-dessus des sourcils, une goutte du même rouge que la pluie n’avait pas effacée.

C’est sa démarche qui m’a surpris. Sa force, son assurance. Tandis que le bus avançait lentement le long des maisons, elle marchait à peu près à la même vitesse, séparée de moi par la vitre où roulaient des gouttes de pluie. L’homme était à côté d’elle, dans l’ombre. Tous deux marchaient sur le bas-côté, en trébuchant sur les aspérités et en enjambant les flaques de boue. Ils ne se touchaient pas et pourtant ils allaient ensemble, du même pas, mais c’était elle qui guidait la marche.