L’homme portait une sorte de valise en plastique marron à la main droite, sa chemise tachée de boue collée à son corps, pieds nus dans des tongs. Elle, drapée dans son vieux châle et son sari vert d’eau, chaussée de sandales en plastique à talons dont les lanières n’étaient pas attachées (sans doute la boucle cassée), un peu courbée contre la pluie, tenant son précieux fardeau sur sa poitrine, et pourtant, cette allure légère, souple, la vivacité et la joliesse de la jeunesse. À un moment, elle s’est tournée vers l’autobus, et son regard profond a traversé la vitre sale et m’a pénétré. Malgré la pluie et les gouttes d’eau qui roulaient sur la vitre, j’ai eu le sentiment que c’était bien moi qu’elle considérait, avec ce regard limpide et sans peur. Puis le carrefour de Rose-Belle s’est débloqué, et l’autobus s’est éloigné. En me retournant, par la lunette arrière, j’ai vu le couple debout, au bord du trottoir, éclairé par la vitrine d’une boutique chinoise achalandée de baquets en zinc et de rouleaux de corde de sisal brinquebalant dans le vent. Ils étaient très doux, tous les deux, en équilibre sur l’étroit trottoir, dans le brouillard de pluie, si jeunes, si unis, en route vers je ne savais quoi, à la recherche d’un toit pour leur bébé, d’un travail, d’une bonne étoile.
J’ai eu peur de les perdre pour toujours, j’ai failli crier au chauffeur: «Arrêt!», et descendre là, les rejoindre.
Qu’est-ce que je pouvais leur dire? Qu’est-ce que je pouvais faire pour eux? Nous n’habitions pas le même monde, nous étions totalement étrangers l’un pour l’autre. Pourtant il me semblait que c’était pour eux que j’étais venu à Maurice, après tant de temps, des générations d’exil.
Maintenant, l’autobus libéré roule à tombeau ouvert sur la route qui grimpe vers Curepipe, vers Quatre-Bornes. Mais je suis seulement à la recherche d’une image, comme ces touristes dans le marché de Port-Louis, qui découpent leurs souvenirs à l’emporte-pièce. Ceux que je cherche, depuis mon arrivée à Maurice, n’ont pas de visage. Léon, Suryavati, est-ce que ces noms signifient quelque chose? Ceux que je cherche n’ont pas vraiment de nom, ils sont des ombres, des sortes de fantômes, qui n’appartiennent qu’aux routes des rêves.
C’est Anna que je suis venu voir. Les deux Anna. D’abord la maison, du côté de Médine, la ruine noire du moulin à sucre perdue dans les champs de cannes comme une épave. Puis l’autre Anna, la dernière des Archambau, la fille de Claude-Canute, la petite-fille du Patriarche. Ce sont des noms qu’on m’a donnés à ma naissance, si je peux dire, comme d’autres reçoivent des titres de noblesse ou des actions en Bourse. Aussi le nom de Léon, que je porte en mémoire du Disparu, ou peut-être pour combler le vide de sa disparition. Depuis mon enfance, il y a en moi ce creux, cette marque dans le genre de celle que laisse un doigt appuyé trop longtemps sur la peau.
Peut-être que j’ai trop attendu. J’aurais dû venir quand j’avais dix-huit ans. Mon père était encore vivant. Anna n’avait que soixante-sept ans. Elle habitait encore à Quatre-Bornes, dans cette vieille maison créole que j’ai vue hier en passant, un peu penchée au bord de la route comme un bateau qui gîte. Elle avait encore tous les meubles hérités du Patriarche, les vieilles malles de la Compagnie des Indes, les bibliothèques de la maison de la Comète, contenant les boîtes à chaussures remplies de grimoires et de photos jaunies, tout le «fatras sans valeur», comme elle l’écrivait à mon père. Quand elle a quitté la maison, qu’elle n’avait pas les moyens d’entretenir seule, pour venir s’installer au couvent de Mahébourg, elle a fait un feu de joie de tous les papiers et les photos. Il paraît qu’elle dansait devant le feu qui détruisait la mémoire des Archambau en riant comme une sorcière, à tel point que les voisins en étaient épouvantés. Elle a donné les meubles à un pêcheur créole de Ville-Noire, la vaisselle à ramages de la Compagnie des Indes aux sœurs de Lorette, pour l’orphelinat, et vendu tout ce qui pouvait l’être, les livres reliés, la pendule grand carillon, les encriers, les tableaux, et jusqu’à la cave à vins du vaisseau l’Hirondelle, qui provenait d’un lointain Archambau corsaire à Saint-Malo. Quand je lui en ai parlé, elle a eu un éclair de malice dans les yeux, elle a répondu: «Il fallait bien faire feu de tout bois!» La légende ne mentait pas. Anna est bien digne d’Alexandre. Simplement, elle est dans l’autre extrême, celui du dépouillement, du refus, de l’irréductible.
À Mahébourg, la chaleur est lourde, suffocante. Le vent alizé qui souffle du nord-est se brise sur la montagne Bambous. Le long du rivage, quand on regarde du côté des îlots de la Passe, il fait frais. Tout est beau, la mer d’un bleu sublime, la ligne des montagnes sombres, l’encolure du Lion.
À deux rues, à l’intérieur, c’est l’enfer. Anna dit qu’il fait si chaud en avril qu’elle couche par terre, à même le carrelage. Anna est grande et maigre, son visage est parcheminé, couleur de cuir, elle a des cheveux gris coupés court, qu’elle frise elle-même au fer, sa seule coquetterie. Mais ses yeux sont deux pierres vertes, lumineuses, aux pupilles acérées, dangereuses. La première fois qu’elle m’a vu, elle m’a examiné longuement, sans rien dire, et je sentais son regard entrer jusqu’au fond de moi comme un rayon inquisiteur. Puis elle m’a dit: «Tu n’as pas l’air d’avoir quarante ans, tu es bien un Archambau. Jeunes, ils ont l’air vieux, et plus ils sont vieux, plus ils rajeunissent.» Elle a ajouté: «Ne va pas croire que c’est un compliment.» C’est la seule fois qu’elle m’a parlé de la famille. Une autre fois, tout de même, elle m’a parlé de mon grand-père et de ma grand-mère Suzanne. D’eux, elle a dit: «Ils étaient vraiment jolis.»
Je n’ai pas parlé du Disparu, ni de Suryavati. Il y a si longtemps qu’on ne parle pas d’eux. C’est comme s’ils n’avaient jamais existé. Ou plutôt, comme je disais, la marque du doigt enfoncé dans la joue. Pourtant, Anna sait bien que c’est pour eux que je suis venu jusqu’ici. Pour retrouver leur trace, pour mettre mes pas sur leur route, sentir leur passé, voir ce que leurs yeux ont vu, entrer dans leurs rêves. Mais c’est bien mon affaire. Elle ne m’aidera pas, c’est ce qu’elle me fait savoir.
Anna est la seule, l’ultime. Tout est en elle. Quand elle est née, le domaine d’Anna — dont elle porte le nom — était debout, avec l’immensité des champs, la cheminée de la sucrerie, les fours à chaux, les chaudières à bagasse, les écuries, les anciennes cases des esclaves. La route était éblouissante, recouverte de gravier de corail, qui unissait Anna à Port-Louis par Grande-Rivière, Camp-Benoît, Bambous, parcourue sans cesse par les chars à bœufs et les voitures à cheval. Les trains allaient partout, vers Pamplemousses, Rivière-du-Rempart, ou vers le sud, jusqu’à Mahébourg. Maintenant les voies ferrées ont été goudronnées. À Cure-pipe, en revenant du couvent, j’ai pris un bus qui roulait sur la route Disic, la route du sucre étroite et sinueuse à travers les anciennes habitations.
Pour me rendre à Médine, j’ai loué une voiture au Chinois de Mahébourg, Chong Lee, qui me loue aussi le campement, une vieille Bluebird déglinguée, jaune paille, avec ces sièges en moleskine qui semblent cirés à l’huile de moteur. Les essuie-glaces sont tombés tout de suite en panne et je devais essuyer de temps en temps le pare-brise avec ma serviette-éponge. Je n’ai eu aucun mal à m’habituer à la conduite mauricienne, la moitié du corps débordant de la fenêtre ouverte, la serviette-éponge humide autour du cou comme un foulard des années rétro.