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Naturellement, Anna n’a rien voulu savoir. «Qu’irais-je faire là-bas? Ça n’est même pas un joli coin.» Elle a parlé du temps de la fièvre à Médine, qui revenait chaque mois, les enfants créoles au ventre dilaté, aux yeux trop brillants. Et les cyclones qu’on attendait, volets et portes barricadés, matelas roulés contre les murs, avec la peur qui mettait la nausée dans la gorge.

Quand Jacques et Suzanne ont quitté Maurice définitivement, Anna et mon père étaient encore des enfants. Maintenant, mon père est mort, et Anna n’est jamais retournée voir la maison depuis soixante-sept ans!

«Franchement, je ne sais pas pourquoi tu te donnes le mal de faire tout ce voyage. Il n’y a plus rien là-bas! Juste un tas de cailloux!»

J’ai emmené la fille de Marie-Noëlle, Lili. Quand Marie-Noëlle vient pour faire le ménage (inclus dans le prix du campement), Lili vient avec elle. Elle s’assoit dehors sous les veloutiers, et elle attend. Elle a dix-sept ans, de grands yeux noirs et la peau couleur de pain d’épices. Elle parle créole, et français, mais avec moi elle préfère parler en anglais. Quand elle a vu la Bluebird jaune, ses yeux ont brillé, et elle m’a demandé de l’emmener. Marie-Noëlle n’a pas dit non. Elle doit penser qu’avec moi, un Archambau, c’est toujours mieux que de traîner avec les touristes allemands et sud-africains des campements de Blue Bay. La tante Anna est ma caution de moralité.

Bien entendu, c’est Anna qui avait raison. À Médine, j’ai pris la route des cannes jusqu’à l’ancien domaine. Il y a quelques baraques en planches et en tôle, occupées par des travailleurs des plantations. Puis le chemin devient très mauvais, inondé, défoncé, avec de chaque côté la muraille vert sombre des cannes mûres. Au bout du chemin, le passage est obstrué par des blocs de rocher et des broussailles. À cause de la pluie, Lili n’a pas voulu aller plus loin. Elle est restée dans la voiture, la radio allumée. J’ai continué à pied jusqu’à la cheminée blanche de l’ancienne sucrerie, dont le sommet est effondré. Les broussailles et les vieilles filles ont envahi les ruines. J’ai parcouru la zone entourant la sucrerie, en vain. Je n’ai pas retrouvé la moindre trace de la maison d’Anna, ni de la Comète. Il n’y a même pas un tas de cailloux! Les habitants de la région ont dû se servir des pierres pour construire les petites maisons que j’ai vues à Médine, à l’entrée de la route.

Le vent passait sur les cannes en faisant un bruit de mer. Les nuages formaient une voûte sombre accrochée au rempart du Corps de Garde et aux Trois Mamelles. C’était étrange et solitaire, comme si à la mort du Patriarche toute vie avait cessé en ce lieu.

J’ai eu un instant l’idée d’aller jusqu’à la mer, là où les vagues battent en côte, là où mon père et mon grand-père couraient quand ils étaient enfants, dans une autre vie, dans un autre monde.

Les tourterelles se sont levées en criant, comme elles devaient le faire quand ils débouchaient des broussailles, les jambes griffées d’épines. Mais je n’ai pas osé m’aventurer plus loin. Il y avait quelque chose de sombre, de fermé, quelque chose qui s’enveloppait dans mes jambes et m’empêchait d’avancer, un secret, un interdit que je ne pourrai jamais comprendre. Comme un yangue, comme un sortilège.

Dans la Bluebird, Lili attendait sans s’impatienter. Elle avait occupé le temps à peindre ses ongles en rouge carmin. Elle n’a posé aucune question. Quelle importance cela pouvait-il avoir, Médine, Anna? Pour elle ce ne sont que des noms, des lieux comme il y en a d’autres, un peu oubliés, perdus au fin fond des champs. Lili n’a rien que le temps présent, et c’est pourquoi tout est à elle. Elle ne peut rien avoir perdu. Elle n’a pas besoin de noms pour vivre, elle ajuste besoin d’un toit, d’un repas et d’un peu d’argent pour acheter son rouge à ongles et ses T-shirts. La radio diffuse un séga de Ti-frère, Anita, resté dormi, Anita. Est-ce qu’on dansait sur cette musique sur la plage noire de Tamarin, quand la coupe était finie? Lili me surveille du coin de l’œil. Elle trouve qu’on s’attarde trop dans cet endroit sinistre. Elle m’a dit: «Now, go back! Please!» En cahotant et en grinçant, la vieille Bluebird est retournée jusqu’à la grand-route. J’avais prévu de revenir par la côte, par le Morne et Souillac — pour rendre visite à la maison du poète Robert-Edward Hart de Keating —, mais il est déjà tard, et la pluie ne semble pas vouloir s’arrêter.

En repassant par Port-Louis, j’ai fait un détour par la Flore mauricienne pour acheter quelques napolitains pour la tante Anna, en souvenir de sa jeunesse. Lili a choisi un gros chou, qu’elle mange debout, comme une petite fille gourmande, en se léchant les doigts. Il faisait nuit quand nous sommes arrivés à la pointe d’Esny.

Anna avait vingt-trois ans quand le Patriarche est mort. Il a eu une agonie épouvantable, qui a duré des semaines, des mois. Son corps pourrissait sur place. Il était seul dans la maison d’Anna, brouillé avec son fils, détesté de toute sa famille, abandonné de tous, dans la seule compagnie d’un vieux Noir, un ancien esclave nommé Topsie, et de la nénène de sa petite fille, la vieille Yaya. Personne ne venait le voir. Ses compagnons de la Synarchie l’avaient délaissé l’un après l’autre, rebutés par sa méchanceté et son orgueil.

Chaque fois que Jacques venait le voir, au début, Alexandre le mettait à la porte, le traitait de charlatan, de pique-assiette. La seule qu’il avait tolérée, c’était Suzanne, sans doute parce qu’elle avait vécu à Paris et qu’elle n’avait aucun lien avec sa famille. Et puis elle était jolie. Un jour, il avait dit d’elle: «Elle a le profil idéal de la Parisienne, le nez retroussé, la bouche petite, le cou très long.» C’est Jacques qui racontait cela à mon père, quand il parlait de l’homme qui l’avait ruiné. J’avais neuf ou dix ans, je me souviens très bien de sa voix, de son accent chantant quand il parlait, après le dîner. J’essayais alors d’imaginer ce monstre, enfermé dans sa maison comme dans un château maudit, et parlant du profil de ma grand-mère Suzanne.

On l’a enterré à Curepipe, au cimetière du Jardin botanique, où il avait acheté une concession à la mort de sa femme. J’y suis allé un matin pluvieux, par curiosité plutôt que par piété. Je n’ai jamais aimé les cimetières, hormis ceux des musulmans, où il n’y a rien d’autre qu’un petit tas de terre et une pierre blanche. Le tombeau d’Alexandre et de Julie Archambau m’a paru sinistre, avec sa grande chambre de marbre noir importé d’Inde, et ces noms gravés en lettres majuscules dont la dorure se vert-de-grise. J’ai lu les noms marqués sur les tombes alentour, des noms que je ne connais pas. Jusque dans la mort, le Patriarche est resté seul, sans parents, sans amis.

Celui que je cherche, je ne le trouverai pas ici. Denis, le mari de Marie-Noëlle, un pêcheur de Ville-Noire, m’a emmené dans sa pirogue jusqu’au vieux cimetière, en amont de la rivière La Chaux. À l’endroit où la rivière fait un coude, un sentier boueux gravit la colline. Denis est resté à côté de la pirogue, pour surveiller, dit-il, mais je pense qu’il n’a pas très envie de rendre visite aux grands mounes qui ont été enterrés ici. Les tombes sont plus modestes, en pierre de lave rongée par les intempéries. Aucun nom n’est lisible, sauf peut-être le nom de Pitot, et un prénom, Pierre. Ce que je voudrais voir, ce sont les anciens bûchers, à Curepipe, à Port-Louis, dans la vallée des Prêtres, au Morne, à Grand Baie. Mais c’est l’île tout entière qui est le champ crématoire des coolies, toute cette terre rouge sur laquelle poussent les cannes, ces routes où marchent les tourterelles, les plages, les collines, les jardins et même les rues des villes nouvelles. Partout ici, l’on marche sur les cendres des travailleurs indiens.