C’est pour cela qu’Anna est restée. Elle n’a jamais voulu partir, quitter les morts. Elle est restée là où elle est née, elle ne s’est pas mariée, elle n’a pas voulu vivre comme les autres. Elle n’a rien accepté, surtout pas l’oubli. Tous les autres sont partis. Ils sont allés chercher fortune ailleurs, au Cap, à Durban, en Australie, aux États-Unis. À la mort de Canute, à la chute de la maison Archambau, ils n’ont pas résisté. Ils ont eu peur de la pauvreté, de devoir renoncer aux privilèges, à la gloire. Même Jacques est parti. Qui aurait eu besoin d’un Archambau comme médecin? Il n’avait pas sa place dans un monde où tout se délitait. Le rêve de ma grand-mère Suzanne, ouvrir un dispensaire à Médine, œuvrer pour l’amélioration des conditions de vie des travailleurs immigrés, rien de tout cela ne pouvait résister aux cabales, aux médisances, à la mauvaise volonté. Mon père avait quatorze ans quand a eu lieu la reddition de comptes, et que mon grand-père a décidé de quitter définitivement Maurice. Avec le pécule du règlement de la propriété d’Anna, Jacques s’est installé médecin dans la banlieue de Paris, à Garches. Il consultait gratuitement, réalisant en petit le souhait de ma grand-mère. Suzanne, elle, donnait des leçons de français dans une école de jeunes filles. Jacques a élevé Noël dans la haine de tout ce qui se rapportait à la canne à sucre. «Plutôt être damné que de faire de mon fils un sucrier.» Jacques disait «sucrier» comme il aurait dit «négrier». Et moi, Léon Archambau, le dernier de mon espèce (selon l’orgueilleux motto que Jacques avait inventé quand il était adolescent), je suis devenu médecin aussi, un médecin sans clientèle, sans travail, errant avant de partir pour le bout du monde.
Chaque après-midi, vers une heure, je suis dans le jardin du couvent, assis à l’ombre d’un grand magnolia, en attendant qu’Anna me rejoigne. Quand elle apparaît, un peu chancelante, à la porte de son pavillon (elle m’interdit absolument de prononcer le mot «bungalow», qui est anglais), je suis surpris à chaque fois par sa fragilité, sa maigreur. Elle me fait entrer dans sa chambre noyée par la pénombre. Malgré la chaleur étouffante, elle porte une robe grise strictement boutonnée jusqu’au cou. Elle ressemble à une bonne sœur, avec ses chaussures de cuir, sa robe, ses cheveux courts.
Sur la table de sa cuisine, les fourmis ont envahi une assiette remplie des restes de son déjeuner. Avec de la viande hachée et du riz, elle a confectionné de petites boulettes régulières. Quand j’arrive, elle se hâte de les recouvrir avec une serviette blanche qu’elle noue aux quatre coins. Je ne lui ai rien demandé. Mais ça n’est un mystère pour personne, ici, à Mahébourg. C’est le Chinois Chong Lee, de la grand-rue, qui lui procure la poudre blanche, la strychnine qu’elle mélange à la viande. Tout son argent de poche passe à acheter le poison, l’argent que lui envoient ses cousins, et celui que je lui envoie fidèlement de France, comme mon père le faisait avant moi.
Elle m’attend avec impatience. Elle met son vieux chapeau de toile jusqu’aux yeux, pour protéger sa cataracte. Et nous sortons.
Dehors, le soleil est de plomb. Les rues de Mahébourg sont désertées pour le temps du repas, mais comme nous descendons vers le marché, la circulation devient plus dense. Les autobus cahotent vers le parking poussiéreux, il y a des bicyclettes partout, de grandes Flying pidgeon noires montées par de jeunes Indiens qui font sonner frénétiquement les timbres. C’est l’heure d’Anna. Après midi, le marché se vide peu à peu d’hommes, et les chiens arrivent.
Anna ne parle plus. Elle marche très raide, le visage crispé par la douleur. Le médecin du couvent, le docteur Muggroo, m’a parlé des articulations bloquées d’Anna, ses genoux soudés par l’arthrose, ses hanches, ses clavicules. Il y avait une note d’admiration dans son commentaire: dans l’état où elle est, elle devrait être clouée sur un fauteuil. Elle ne marche que par l’effet de sa volonté. Quand elle se hisse hors de la voiture, elle a une grimace de douleur. Elle explique avec son humour: «Tu vois, Léon, je suis comme la sirène d’Andersen, je dois souffrir pour avoir des jambes.»
Le jour où Anna ne pourra plus sortir, elle mourra. Elle l’a décidé. Elle n’a pas besoin de le dire. Est-elle orgueilleuse, comme son grand-père? Elle n’a jamais rien dû à personne, elle a toujours vécu dans cette extrême solitude. Je regarde son profil aigu de vieille Indienne, ces rides profondes qui entourent ses yeux, et le port de sa tête, le cou décharné parcouru de deux cordes tendues, et je ne peux m’empêcher de penser à la seule photo que j’ai vue de l’oncle Alexandre, à l’époque où il régnait seul sur le domaine d’Anna. La ressemblance est évidente.
Nous marchons lentement le long des allées jonchées de débris, entre les flaques croupies. Le bazar n’est pas encore complètement fermé. Il reste des étals, à l’ombre des bâches loqueteuses, avec des fruits, bananes zinzi, goyaves, papayes ouvertes montrant leurs graines noires, mangues 430 tapées, «maf» comme disait mon père, et légumes pas très frais. Au bout de l’allée, il y a un Indien qui distribue du lait caillé d’une grande jarre. «Tu vois ça, commente tout de même Anna, c’est l’horreur.» Mon père aussi détestait particulièrement le lait aigre, et généralement le lait sous toutes ses formes.
Je suis le seul Européen dans cette foule. Anna, elle, ne peut être rattachée à cette ethnie, elle est à la fois indienne par le teint et la maigreur, par son port de tête, et créole par sa façon de marcher, de parler. Quand elle passe les gens la saluent, lui disent quelques mots. Elle les écoute, la tête un peu penchée, elle répond en créole, les gens rient avec elle. Chacun sait ce qu’elle vient faire ici. Personne ne le lui reproche. C’est son rôle dans le monde. Lorsqu’elle sera partie, il ne se trouvera plus personne pour le faire à sa place. Son rôle aura été terminé, voilà tout.
Des enfants turbulents nous suivent un instant. L’un d’eux est presque nu, vêtu seulement d’un langouti taché de boue. Il est svelte, tout doré, avec de grands yeux sombres. Il tient une petite flûte de bambou à la main, et il court le long des allées du marché en soufflant des sons aigrelets. Il me semble voir le jeune Krishna sur les rives de la Yamuna, mais la comparaison s’arrête là, car la rivière La Chaux est délabrée, ses berges sont couvertes d’immondices, et Mahébourg n’est pas Mathoura.
C’est du côté des bouchers qu’Anna m’emmène. Sur un bas-côté boueux qui descend jusqu’à l’eau, les chiens sont là. Ils sont nombreux, presque aussi nombreux que les hommes, maigres, le poil hérissé, l’estomac creusé jusqu’à la ligne courbe de leur dos. Certains se querellent autour d’une carcasse. Deux plus forts tiennent la carcasse à chaque bout et grognent sans ouvrir leurs mâchoires quand les autres s’approchent.
Un peu à l’écart, malgré la faim, un couple copule, uni par l’arrière-train, en marchant de travers comme une sorte de crabe ridicule.
Anna est debout devant le terrain. Elle ne dit rien. Elle regarde, avec cette expression de dureté, cette intensité qu’elle a dans ces instants-là. Elle s’est dégagée de mon bras, elle a marché seule jusqu’au bord du terrain. Elle titube et risque de tomber à chaque instant, mais je suis resté en arrière. C’est un acte qu’elle veut accomplir seule.
Au centre de l’aire, les deux chiens méchants sont arc-boutés sur la carcasse. Ce qu’ils mangent, c’est un chien, mort de faim, ou peut-être tué par un autobus. C’est une scène terrible, insoutenable.
Mais ce n’est pas pour eux qu’Anna est venue. Son regard cherche du côté des tables des bouchers, vers les tas d’immondices rejetés le long des allées.