Elle avance lentement, très droite, son paquet ouvert à la main, et je la vois qui jette des boulettes par terre, dans l’ombre. C’est là qu’ils sont terrés. Des chiots, à peine sevrés, abandonnés. Ils semblent des squelettes, sans poils, si faibles qu’ils peuvent à peine porter leurs têtes énormes aux yeux saillants, et qu’ils titubent sur place, incapables de quitter leurs cachettes. Je me suis approché sans bruit. J’entends Anna qui leur parle doucement, d’une voix que je ne connais pas. Elle dit: «Mes pauvres chéris.» Elle leur murmure des petits mots en créole, comme à des enfants, et les chiots sortent un peu de leurs trous, en rampant, pareils à des litières de bêtes sauvages.
Ils sont attirés par la voix d’Anna, cet accent étrange, doux comme une caresse. Devant eux, je vois les boulettes empoisonnées qu’Anna a semées. Les chiots commencent à manger. Ils sont une dizaine, peut-être plus. Bientôt il ne reste plus rien dans la poussière. La strychnine fait presque aussitôt son effet. Les chiens reculent, tournent sur eux-mêmes comme s’ils étaient ivres, et meurent foudroyés. Dans la pénombre les petits corps sont couchés sur le côté.
Déjà le vent dépose de la poussière sur leur peau rose et noire, les mouches bourdonnent autour de leurs têtes.
Sans un mot, Anna s’est retournée. Dans sa main la serviette vide pend comme un grand mouchoir. Son visage est fermé, sans expression, couleur de bois brûlé, avec les gouttes claires de ses yeux.
Ensemble nous marchons sous le soleil brûlant, le long des allées qui nous mènent à la grand-rue. Sur le parking, les autobus manœuvrent dans un nuage de poussière. Les gens partent pour Plaine-Magnien, Rose-Belle, Curepipe, jusqu’à Port-Louis. Il y a de l’animation. La vie éclate dans les boutiques de la grand-rue, dans les magasins de cassettes, les marchands de tissus. Les vendeurs m’appellent: «Souvenir? Gift?» Quand Anna s’appuie sur mon bras, ils s’écartent et nous laissent passer.
Je sens sa fatigue. Son bras tremble un peu, je pense qu’elle a très mal. Elle se laisse tomber sur le siège de la Bluebird en poussant un petit cri qu’elle étouffe en soupir.
«Je suis trop vieille pour faire ça. Tu peux dire que c’est la dernière fois.» Mais ça n’est pas seulement de la fatigue. C’est quelque chose qui la ronge, l’épuisé de l’intérieur. Depuis des années, presque chaque jour, presque à chaque instant, l’idée des chiens errant sur les routes, dans les marchés, tués par les autos et s’entre-dévorant, des chiots mourant de faim dans les tanières.
Dans la touffeur de la chambre, dans le pavillon au fond du jardin du couvent, Anna s’est allongée sur son lit de sangles, sans ôter ses chaussures de cuir. Dans la pénombre, elle paraît pâle, presque livide. En la voyant ainsi, je ne sais pourquoi, j’ai pensé à Rimbaud sur son lit de mort, à l’hôpital de la Conception. C’est vrai que lui aussi empoisonnait les chiens de Harrar, sans doute pas pour les mêmes raisons — mais qui sait?
«Autrefois, j’avais de la force. Je faisais des choses terribles, j’avais le courage de les prendre, de les endormir avec de l’éther, les noyer dans le bassin de la maison, à Quatre-Bornes.» Elle parle lentement, comme distraitement. Dehors, le long de la varangue, une folle marche furtivement, en poussant des sortes de cris aigus. Puis tout à coup elle ouvre la porte, elle se tient à contre-jour. Dans son visage presque noir, ses yeux brillent d’une lueur étrange, une flamme verte. Elle regarde Anna et elle l’insulte, en créole, en français, mais je ne parviens pas à comprendre ce qu’elle dit, seulement le ton de rage qui déforme les sons dans sa bouche pâteuse. J’entends: «Archambau! Charogne!» Le reste est confus.
«Allez-vous-en!» dit Anna. Elle parle calmement, sans hausser la voix. «Rentrez chez vous. Vous voyez bien que je suis avec quelqu’un.» La folle s’éclipse. Elle laisse derrière elle une odeur pestilentielle.
«Tante, vous ne craignez rien?» Anna a chassé ma question d’un revers.
«Qu’est-ce que je pourrais craindre, mon bon? Ce n’est qu’une pauvre folle. Elle est moins dangereuse que beaucoup de gens sains d’esprit.»
En dehors de ces sorties jusqu’au marché, pour s’occuper des chiots, Anna ne quitte pas le pavillon. Quelquefois jusqu’à la chapelle, pour la messe, ou pour écouter chanter les petites filles. Le couvent est le refuge des filles perdues, les petites créoles aux yeux de velours dont les touristes allemands et sud-africains sont si friands. Ils les achètent à l’avance, chez les tour-operators, elles font partie du prix du voyage, avec le campement sur la mer et la demi-journée de pêche à l’espadon. Je les ai vues, depuis mon arrivée, dans les bars des hôtels, au bord des piscines et sur les plages, les sœurs de Lili et de sa copine Pamela. Celles qui sont malades, ou celles que les familles rattrapent, viennent ici, au couvent, elles restent quelque temps, puis elles repartent. Beaucoup disparaissent, ne reviennent jamais.
Munies de faux papiers, elles montent dans les avions qui les emportent vers les pays lointains, les pays dangereux d’où elles ne retourneront pas. Le Koweit, l’Afrique du Sud, la Suisse.
Anna aime bien la jeune fille qui lui sert son thé, l’après-midi, sous la varangue. Elle est habillée avec le costume austère du couvent, jupe bleu marine et chemisier blanc, mais elle a piqué dans ses cheveux bouclés de cuivre sombre une fleur d’hibiscus, qu’Anna a cueillie pour elle. «La fleur Madame Langlais», c’est comme cela qu’Anna les appelle, en faisant allusion à leur vertu laxative.
«Voilà, c’est ma Christina», dit Anna. Elle lui tient la main un instant, et pour la première fois je vois sur son vieux visage d’Indienne un sourire attendri.
«Puisque tu aimes bien lire, je te donnerai quelque chose.»
Elle est allée chercher pour moi un vieux cahier d’écolier. Elle dit: «Je l’ai retrouvé l’autre jour au fond de ma malle, j’avais dix-huit ans quand je l’ai écrit, j’allais le jeter. Je ne pensais pas que ça pourrait servir un jour, enfin. Je ne vais pas attendre de mourir pour te le donner.» Elle dit: «Mais je t’interdis de le lire avant que tu ne sois parti d’ici.» Elle ajoute ce propos digne de la petite fille du Patriarche: «J’aurais trop peur que ceci ne tombe dans des mains ennemies.» Sur la première page du cahier, de son écriture penchée, romantique, il y a un nom:
Moyennant 600 roupies, j’ai loué les services de Denis, le mari de Marie-Noëlle, pour aller jusqu’à l’île Plate. Pour ne pas compliquer les choses, je lui ai dit que c’était pour la pêche. J’ai emporté mon masque et mes palmes, et une vieille arbalète du temps où je vivais sur les fleuves au Panama. Je dois retrouver Denis sur la plage de Grand-Baie, où quelqu’un lui prête une pirogue. Lili est venue avec son beau-père. Comme la plupart des filles créoles, elle ne veut pas se montrer en maillot. Elle a un T-shirt décoré des Rolling Stones, ou des Beach Boys, je ne sais plus, et un corsaire rouge. Elle est toujours silencieuse, peut-être intimidée. Elle a un problème, sans doute à cause de sa copine Pamela, qui l’a entraînée dans les hôtels. Elle est prête à partir, elle aussi, n’importe où, avec n’importe qui, pour fuir la pauvreté et la monotonie de sa vie actuelle. Elle s’est installée à la proue de la pirogue, assise bien droite, les jambes repliées sous elle, face au vent. L’eau de Grand-Baie est d’un bleu émeraude magique, on voit les fonds coralliens, les polypes. La pirogue dépasse la pointe aux Canonniers, les cocos dessinent des plumets légers dans le ciel rose de l’aube. Passé la pointe, les vagues cognent l’étrave. Le moteur in-board fait un bruit lourd d’hydravion. Denis a l’avant-bras posé sur la barre, il regarde d’un air indifférent. Il est sept heures, le soleil brûle déjà.