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Tout à l’heure, en attendant Denis, j’ai marché jusqu’à la pointe. À l’endroit où se trouvait la Quarantaine des cholériques, là où les immigrants indiens étaient parqués, passés à la douche, leurs habits brûlés sur la plage, il y a maintenant des campements luxueux, avec de beaux jardins de palmes et d’hibiscus. J’ai essayé de retrouver le fossé et le double mur qui séparaient la Quarantaine de la propriété West. Mais tout a disparu. Tout a été nivelé. D’ailleurs j’ai rencontré un bulldozer au travail, exactement là où se trouvaient les habitations des immigrants. Son boutoir arrachait les broussailles, retournait la terre grise, sans doute pour préparer les fondations d’un hôtel de grand luxe avec sa piscine.

La pirogue vient de passer le cap Malheureux, et je vois 436 devant moi le Coin de Mire pareil à un vieux fer à repasser rouillé. La houle est forte maintenant, la pirogue embarque par l’avant. Lili s’est un peu reculée pour ne pas être trempée par les embruns. Elle a noué les pans de son T-shirt trop grand sur son ventre, je vois la peau de ses reins hérissée par la chair de poule.

Sur la muraille du Coin de Mire, les vagues donnent des coups de bélier. L’eau semble profonde, il y a des tourbillons d’oiseaux. Denis me montre la roche percée qui porte le nom sans équivoque de «Trou-Madame».

Plate est devant nous, étrange, sombre. Au sommet du cratère, il y a un phare en bon état, la seule trace humaine apparente. Le reste de l’île est sauvage. À la droite, Plate est flanquée d’un rocher, l’îlot Gabriel. Vers dix heures environ, Denis pousse la pirogue dans la passe, entre Plate et Gabriel. La mer est étale, les fonds commencent à apparaître. Quand nous entrons dans le lagon, Lili empoigne la perche. Denis a coupé le moteur. Nous glissons silencieusement sur l’eau lisse, vers la plage blanche de Gabriel. Un petit catamaran est mouillé au centre du lagon, je ne peux pas distinguer qui est à bord. Sans doute des touristes venus faire de la chasse sous-marine.

Pour justifier le voyage, j’ai plongé, moi aussi, mon arbalète à la main. Les fonds sont magnifiques, éclairés par la lumière du soleil. Il y a des poissons de coraux, des aiguillettes, des coffres, mais une heure plus tard je suis de retour sur la plage, absolument bredouille. Denis n’est pas surpris. Il m’explique que les fonds ici ont été dévastés par la pêche à la dynamite.

Marie-Noëlle a prévu le cas. D’un panier de pique-nique, Lili a sorti un grand plat de riz au poisson semé des bouts de caoutchouc d’ourites séchées, et des chatignies. Chacun mange de son côté. Lili mâche en se cachant derrière sa main, selon le code de politesse des filles créoles. Puis Denis s’est mis à l’abri du soleil sous un plant de veloutiers, pour fumer une cigarette anglaise.

Je marche sur Gabriel, à la recherche de traces, de sépultures. Lili a pris un harpon (une simple tringle de fer aiguisée à un bout) et je l’ai vue partir du côté du récif, à la pêche à l’ourite (Octopus vulgaris).

L’îlot est désert, vide d’indices. Seul un monument de lave cimentée marque la tombe d’un certain Horace Lazare Bigeard, mort de la variole en 1887 à l’âge de dix-sept ans. Des autres, de tous les immigrants arrivés sur l’Hydaree, sur le Futtay Mubarack, abandonnés sur l’île, il ne reste rien. Le vent, les pluies, le soleil et les embruns ont tout effacé. Tandis que j’escalade le piton central où était planté jadis le sémaphore à bras, le seul moyen de communication avec Maurice, j’entends pour la première fois les cris rauques des pailles-en-queue (Phaeton rubricauda). Les oiseaux en alerte tournent autour du piton pour défendre leurs nids.

Il y a quelque chose d’étrange, ici, quelque chose qui entre en moi lentement, sans que je comprenne. Je croyais venir sur ces îles en curieux, en visiteur anonyme. Comment en aurait-il pu être autrement? Ce grand-père que j’ai si peu connu, et ma grand-mère Suzanne, à la fois si proche et si lointaine, cette vieille dame aux cheveux courts, au regard moqueur qui me racontait des histoires et récitait pour moi Le Bateau ivre ou les poèmes de Long-fellow, comment pouvais je les imaginer ici, dans une autre vie, avant ma naissance? Et cet inconnu dont je porte le nom, disparu pour toujours, qui a tout abandonné pour une femme dont je ne pourrai jamais rien savoir, comme s’il appartenait à un rêve dont il ne reste que des bribes — peut-être parti vers les îles lointaines, Agalega, Aldabra, ou Juan de Nova dans le canal du Mozambique.

Pourtant il me semble qu’ils sont encore ici, que je sens sur moi leur regard, pareil au regard des oiseaux qui tournent autour du piton. Chaque pierre, chaque buisson porte ici leur présence, le souvenir de leur voix, la trace de leur corps. C’est un frisson, une vibration lente et basse. Je me suis couché sur la terre noire, entre les blocs de basalte, pour mieux la percevoir.

Sur la plage, Denis s’impatiente. La mer va descendre, dans quelques instants il sera impossible d’approcher du môle de l’île Plate. Pour franchir le canal de la passe, il lance brièvement le moteur, et la pirogue glisse sur son erre. À la proue, Lili est debout. Elle est une vraie fille de pêcheur, ses orteils écartés s’agrippent aux bords, elle appuie sur la longue perche. Dans le fond de la pirogue, les ourites retournées brillent au soleil.

Denis a tiré l’avant de la pirogue sur la plage, à gauche du môle. Il cherche un coin à l’ombre, pour fumer une autre cigarette. Il ne se pose pas vraiment de questions. Il doit être habitué aux caprices des grands mounes et des touristes.

Lili marche avec moi sur le sentier étroit, dans la direction du volcan. Le temps est passé très vite. Déjà il me semble que la lumière décline. Il y a un voile devant le soleil, le lagon a pris une couleur mélancolique.

Nous n’aurons pas le temps d’aller jusqu’au volcan. Au-dessus de la baie Barclay, nous arrivons dans le cimetière abandonné. Là aussi, le vent et le sel ont tout effacé. Les tombes sont jetées pêle-mêle dans les broussailles et les massifs de vieilles filles (de lantanas) et les fameux batatrans (ipomées à fleurs rouges). Lili saute comme un chat d’une tombe à l’autre. Elle aussi est indifférente aux lubies des grands mounes qui vont à l’autre bout du monde pour se promener sur des îles où il n’y a rien.

En haut de l’escarpement, déjà à l’ombre du volcan, j’ai vu la baie des Palissades, où se trouvait le camp des coolies. Les vagues déferlent sur les plaques de basalte, et tout alentour est vide, occupé seulement par les broussailles sèches et le bois de filaos qui a échappé aux incendies. Au centre de la baie, je distingue les restes de la digue, à demi ensevelie dans le sable, recouverte par les nappes d’écume éblouissante.

Je me suis hâté vers l’autre bout de l’île, pour voir les ruines de la Quarantaine avant de partir. Il doit y avoir longtemps que les toits se sont effondrés, et il ne reste que les murs de pierre de lave envahis par les broussailles.

Nous sommes entrés en écartant les plantes. Lili s’est assise dans l’embrasure d’une fenêtre, à l’intérieur de la plus grande maison, là où Jacques et Léon s’étaient peut-être assis il y a quatre-vingt-dix ans. Avec mon vieux Pentax, j’ai pris des photos souvenirs, moins pour les ruines que pour garder l’image de Lili, ma sauvageonne d’un été, que je ne reverrai plus. La lumière dorée brille sur son visage lisse, dans ses cheveux bouclés, allume une étincelle moqueuse dans ses iris couleur de miel. Je suis amoureux. Mais je ne le lui dirai pas. Je suis trop vieux, et le monde auquel j’appartiens n’a rien à lui offrir.

Qu’importent les images? Ma mémoire n’est pas ici ou là, dans ces ruines. Elle est partout, dans les rochers, dans la forme noire du cratère, dans l’odeur poivrée des lantanas, dans le froissement du vent, dans la blancheur de l’écume sur les dalles de basalte. J’ai voulu voir Plate et Gabriel, en sachant que je ne trouverais pas ce que je cherche. Pourtant il me semble maintenant, dans ces murs noirs usés par le temps, que quelque chose en moi s’est dénoué. Comme si j’étais plus libre, que je respirais mieux. J’ai longtemps cru que, par la faute du Patriarche, je n’avais pas de pays, pas de patrie. Nous étions des exilés pour toujours. Mais tandis que la pirogue traverse la passe et s’éloigne vers Maurice, bousculée par la houle, avec le grondement du moteur qui s’accélère dans les creux, je comprends enfin que c’est ici que j’appartiens, à ces rochers noirs émergés de l’Océan, à cette Quarantaine, comme au lieu de ma naissance. Je n’ai rien laissé ici, rien pris. Et pourtant, je me sens différent.