Au moment de monter dans la pirogue, Lili m’a donné un objet, un vieux bout de fer rouillé qu’elle a ramassé là-bas, dans la maison en ruine. Elle l’a mis dans ma main et elle a fermé mes doigts dessus, sans rien dire, comme si cela m’appartenait, quelque chose de précieux que j’avais oublié il y a très longtemps, et que j’avais enfin retrouvé.
Il me reste très peu de temps pour comprendre. Je veux profiter de chaque instant auprès d’Anna. Le temps compris entre l’heure à laquelle j’entre dans le jardin du couvent et l’heure du souper, le soir, à six heures, c’est si bref! Je n’ai même pas envie d’aller à la plage, ou de me promener à Port-Louis. Mon travail au laboratoire de Vincennes commence dans deux semaines. Peut-être une vie nouvelle qui m’attend, à quarante ans! Et puis ma mère qui ne se remet pas bien de la mort de mon père. Même si je voulais rester je n’ai plus où loger. Le campement de Chong Lee est réservé pour le 15 août. Un pilote d’Air France qui vient chaque année. Je pourrais essayer de trouver autre chose, aller à l’hôtel de Blue Bay, fréquenté par des employés de banque anglais rougeauds. Mais j’ai une sorte de paresse pour ces choses-là. Maurice est le dernier endroit au monde où je pourrais être un touriste.
Anna elle-même a programmé mon départ. Elle dit: «Quand tu seras retourné en France…» Ou bien, l’autre jour: «C’est dommage, les bons moments sont si vite passés.»
Peut-être l’ai-je lassée? Elle qui ne voit personne, qui ne vit que pour ces sorties au marché de Mahébourg, où elle distribue la mort aux chiots abandonnés, je l’ai obligée à me voir chaque jour, à parler, à exprimer des sentiments, des regrets, à remuer des souvenirs. C’est très injuste. Elle a besoin de se reprendre, de se refermer, d’être à nouveau cette vieille guerrière solitaire armée de son regard sans faiblesse, et qui ne se berce pas de bonnes paroles comme les grands mounes savent si bien le faire. L’insurmontable orgueil des Archambau, toujours la devise que Jacques avait inventée pour Léon, temps de la pension Le Berre à Rueil-Malmaison: l’aphanapteryx — le dernier râle d’eau mauricien, haut sur pattes et inquiet, auquel Jacques disait que tous ceux de notre famille ressemblaient, tenant dans son long bec une banderole: Ultimus mei generis.
Pourquoi m’a-t-elle accepté, moi, et non pas les autres? Quand j’ai raconté à cette cousine installée à Londres que j’allais à Maurice pour rencontrer la tante Anna, elle a poussé de hauts cris: «Anna? Elle ne te recevra même pas!» Elle a dit qu’elle était devenue folle, qu’elle ne sortait du couvent que pour aller empoisonner les chiens du quartier. Elle a ajouté que si elle n’était pas la petite fille du Patriarche, il y a longtemps qu’on l’aurait enfermée.
Je connais sa réputation de folie. Mon père m’avait raconté l’épisode de son invitation à une réception au Réduit, en l’honneur d’une princesse de la famille royale d’Angleterre. Anna avait fait répondre que, même si la princesse venait chez elle à Quatre-Bornes, elle n’aurait sans doute pas le temps de la recevoir. La petite-fille du chef de la Synarchie, anobli par le roi, dont le nom figurait sur une rue de Curepipe, répondant ainsi à une invitation officielle! On en avait ri, mais on ne lui avait pas pardonné.
Elle ne m’a posé aucune question. Elle est sûrement au courant de tout ce qui me concerne, mes études de médecine, mon mariage avec Andréa et puis mon divorce difficile, cette vie un peu à vau-l’eau, à Paris, en Afrique, en Amérique centrale. Mon père lui écrivait tous les mois, une longue lettre sur du papier machine, et depuis toujours elle lui répondait, exclusivement sur aérogramme, parce qu’elle a peur qu’on ne décolle les timbres pour les voler. Quand mon père est mort, il y a deux ans, elle a envoyé à ma mère un de ces aérogrammes, où elle déguisait sa peine sous l’humour. Elle a cessé aussi d’expédier le journal Le Ceméen, où elle soulignait les événements qui lui semblaient marquants. C’était comme si le dernier lien qui m’unissait à Maurice s’était rompu.
À quatre heures, Christina apporte le thé sous la varangue. En mon honneur, elle a sorti le coffret à thé de style chinois, dernier souvenir de la maison d’Anna, une boîte en osier capitonnée de satin rouge dans laquelle sont rangées la théière à col de cygne et les tasses de vieux saxe ornées de dragons. Anna m’a fait observer que le bec de la théière a été cassé en deux endroits et habilement recollé. «Ça s’est passé un peu avant ton arrivée. J’ai fait comme si je n’avais rien vu.»
Le thé est fort, couleur d’encre, âpre, sans ce parfum de vanille qu’on y met dans les hôtels pour faire exotique. Comme je demande à Anna le nom de cette variété, elle dit, avec son ironie coutumière: «Ça s’appelle dité. Je vais chez le Chinois, et je lui dis: donne-moi én’ paqué dité.»
Je sais qu’elle aime bien ces moments. Le soleil décline, les petites filles ont mis des tabliers et des chapeaux de paille pour arroser le jardin. Le pavillon d’Anna est au bout du terrain, face au levant. C’est son grand-père qui l’a fait construire, pour qu’il serve de refuge à la vieille Yaya, sa nourrice. Maintenant c’est Anna qui l’occupe. À sa mort, il reviendra aux bonnes sœurs.
Elle parle un peu du temps jadis, là-bas, à Médine. C’est si loin qu’il me semble que tout cela s’est passé dans un autre monde, au cœur de l’Inde, ou en Chine. Elle raconte les parties de pêche avec mon père, dans l’anse de Tamarin, dans la rivière du Rempart. Garçons et filles dans l’eau jusqu’à mi-cuisse, les filles tenant leur longue robe relevée pour servir de filet aux chevrettes. «Tu ne me croiras pas, ton père était frileux et craintif comme une fille, je l’arrosais et il se mettait à pleurer!» Elle habitait la maison de la Comète avec son père et la nourrice. Sa mère était morte quand elle était encore un bébé, comme mon arrière grand-mère Amalia, d’une pneumonie. C’est la vieille Yaya qui l’a élevée. Le Patriarche ne venait pas souvent. Il restait à Port-Louis, dans son bureau de la rue du Rempart, d’où il gérait la sucrerie, les affaires. Il avait mis toutes les terres en fermage, et percevait après la coupe la moitié des revenus, en échange du service du moulin. Il payait tout: la main-d’œuvre, les sacs, le transport jusqu’aux quais et les entrepôts. Pour être sûr que ses terres ne reviennent jamais à la descendance d’Antoine, il avait tout hypothéqué. Les champs, l’usine, et même les maisons d’Anna.
C’est comme cela qu’un beau jour la propriété avait été saisie et vendue à la banque dont il était le principal actionnaire, à la condition qu’il puisse habiter la maison d’Anna jusqu’à sa mort. Mais de son propre fils, et d’Anna, il ne s’était pas soucié. C’était comme si le monde devait s’arrêter après lui.