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Anna ne m’a jamais parlé de tout cela. C’est de l’histoire ancienne. À la mort de mon père, j’ai retrouvé parmi sa correspondance le récit qu’elle avait fait de leur départ de la maison d’Anna. C’était en été, à la veille d’un cyclone. Sous un ciel d’encre, mon grand-père et mon père avaient chargé leurs affaires dans le char à bancs, parce qu’il ne restait même plus de voiture. Suzanne était déjà dans la maison de Floréal, attendant sous la varangue, dans la chaleur lourde de la tempête. La route de Médine à Floréal était longue, les chevaux avaient du mal à gravir la côte vers Beaux-Songes. Le vent soufflait sur les jeunes cannes, ils croyaient qu’ils n’arriveraient jamais. Les pics des Trois Mamelles étaient des crocs noirs plantés dans la masse des nuages, l’horizon zébré d’éclairs, on aurait dit que la nuit tombait. Anna partait avec eux, son père était déjà malade, enfermé dans la maison de Floréal. Anna et mon père se serraient l’un contre l’autre, comme s’ils étaient frère et sœur, augmentant ensemble leur peur. Dans sa lettre, Anna lui disait: «Tu te souviens? Nous croyions arriver en enfer.»

À présent, il ne reste rien de tout cela. Juste quelque chose d’endurci, de noué à l’intérieur, comme la peau qui recouvre une ancienne blessure. Quelque chose sur son visage de vieille Indienne, dans ses iris vert d’eau. Et cet humour amer, quand j’ai dit que j’allais à Médine: «Il n’y a plus rien là-bas!»

Anna préfère parler de ses contemporains. Elle détaille leurs manies, leurs défauts, leur folie des grandeurs. Les Archambau ont eu bien des vices, mais jamais celui de s’inventer une noblesse! Quelqu’un avait proposé au vieil oncle (il venait juste d’être siré par le roi Edouard VII) d’acheter un titre de noblesse. Il aurait eu droit à ajouter Du Jardin à son nom! «Du Jardin! aurait-il persiflé. Pourquoi pas de l’Étable, ou de l’Écurie!»

Anna a une façon bien à elle de résumer l’origine de la plupart des petits nobles de Maurice. Quand ils venaient faire inscrire leurs noms sur les registres de la Compagnie, à Lorient, on leur demandait: «Ton nom? — Nicolas. — Ton lieu de naissance? — Kerbasquin.» Le scribe notait sur le rôle: Nicolas de Kerbasquin.

Elle se moque de leurs châteaux, de leurs fêtes, de leurs domestiques créoles qu’ils déguisent en valets Louis XV, avec gants blancs et perruques poudrées, de leurs bals et de leurs courses, de leurs campements et de leurs «chassés» — qu’elle appelle des boucheries.

Elle a une anecdote comique pour chacun. Quand elle a su que j’avais l’intention de visiter la maison de corail de Robert-Edward Hait, elle m’a raconté sa rencontre avec le poète alors qu’elle avait vingt ans. Un jour, dans le train vers Port-Louis, un homme un peu gros s’est assis devant elle, s’est présenté, et a commencé à faire le galant. Anna l’a arrêté tout de suite: «Monsieur, inutile. Sachez que je ne vous épouserai jamais.»

Du reste, les grands hommes l’indiffèrent ou l’exaspèrent, à l’exception du Père Duval, qui sauvait les esclaves, et du Mahatma Gandhi qu’elle regrette de n’avoir pas rencontré lorsqu’il est venu à Maurice, en 1903 (mais elle avait à peine douze ans!), habillé en «engagé» du sucre. «Mais ce sont les Anglais qui ont intrigué pour que sa venue reste secrète, pour que les Mauriciens soient tenus à l’écart.»

C’est son autre sujet, les Anglais. Anna leur voue une détestation profonde, irraisonnée, irrémédiable. Quand l’eau manque au couvent, c’est le voisin anglais qui a ouvert les vannes de sa piscine. Le prix du sucre, la misère, le fléau du tourisme, la sécheresse, les cyclones, toutes les calamités sont causées par les Anglais. «Ils sont arrogants. Ils sont méprisants. Ils sont insolents. Quand ils viennent à Maurice, ils affectent de ne pas comprendre le français. Il faut que nous leur parlions en anglais. Ils continuent à croire qu’ils sont les maîtres de l’univers.»

Une seule femme anglaise trouve grâce à ses yeux: Florence Nightingale. Anna a lu toutes ses lettres. «La seule qui ait osé tenir tête à Victoria, et dire le prix que l’Angleterre a fait payer à l’Inde pour la construction des chemins de fer. Les millions imposés au gouvernement de l’Inde, alors que le peuple mourait de faim et d’épidémies.»

Une des anecdotes qu’elle préfère, c’est l’annonce de l’invasion japonaise à Maurice pendant la dernière guerre. Jusque-là, la guerre était une chimère. Ça se passait ailleurs, même si on faisait grise mine, ou mine de s’engager. Puis il y a eu la nouvelle: les Japonais arrivent! Les uns s’enfermaient chez eux, avec des provisions de riz et de farine, après avoir cloué les volets. Les autres organisaient la résistance passive. Anna prétend même qu’il y en eut pour s’entraîner à prononcer quelques mots de bienvenue en japonais. Seuls les gens du peuple continuaient à vaquer à leurs occupations. Pour eux, c’était toujours le temps des restrictions.

Les Japonais ne sont jamais arrivés, mais la fin de la guerre fut marquée par une épidémie de grippe espagnole et de coqueluche qui tua en grand nombre. C’est alors que la vieille Yaya mourut. Elle fut enterrée dans le jardin du couvent, non loin de la maison que le Patriarche avait fait construire pour elle.

Chaque après-midi, je suis au rendez-vous. J’oublie tout le reste, l’enquête que je suis venu faire à Maurice, la recherche de Léon. Mais peut-être que c’est pour Anna que je suis venu, sans m’en douter.

Je voulais retrouver la trace des disparus, de Léon et de celle que j’ai appelée Suryavati, j’ai voulu voir de mes yeux ce qu’ils avaient connu, Médine, Anna, Mahébourg, Ville-Noire, et aussi Plate, l’îlot Gabriel. Maintenant je comprends que tout cela est vivant dans Anna. Elle a survécu à ce temps, et tout est dans son regard, dans sa voix, sa façon de se tenir bien droite, son vieux visage tanné perché très haut sur son cou maigre de tortue.

De temps à autre, des Indiennes viennent, lentes et drapées comme des reines dans leurs saris brillants. Elles parlent à Anna en créole, en bhojpuri, elles restent un moment, assises sur les chaises de jardin que Christina a apportées avec le thé. Elles viennent pour bavarder, parfois pour demander une aide, ou un peu d’argent. Pour une femme d’une cinquantaine d’années, en butte aux tracasseries de l’administration, Anna écrit de sa main une lettre: «C’est pourquoi, Monsieur le Directeur, je vous saurais gré infiniment si vous aviez la bonté de…» Elle sait manier ces circonlocutions sans peser. Et puis il y a le prestige du nom d’Archambau. «Qu’au moins il serve à quelque chose, ce nom, après tout.»

Ces visites ont un air d’ancienne majesté, comme s’il passait quelque chose du temps de la maison d’Anna, quand le Patriarche n’avait encore rien détruit, et qu’il restait sur cette partie de l’île la couleur chaude d’un bonheur qu’on croyait infini. Mon cœur bat plus fort, comme lorsque j’avançais sur la pente du volcan, sur Plate, et que je voyais s’ouvrir devant moi la baie des Palissades. C’est bien cela que je suis venu chercher à Maurice. Grâce à Anna, je touche enfin au souvenir de la Quarantaine, à cet instant où Jacques et Suzanne s’éloignent, tandis que Léon et Surya sont restés sur le rivage.

Le jour décroît, et le jardin est plongé dans une lumière d’or. C’est le moment du jour qu’Anna préfère. Elle appelle cela sa «poudre d’or». À Médine, à Anna, tout avait cette couleur. Les montagnes faisaient une ombre mauve. Jacques installait son chevalet face au Rempart, il peignait à l’aquarelle. Noël et Anna venaient regarder, et Jacques expliquait: «Si vous n’êtes pas sûrs de la couleur, clignez des yeux, et vous verrez l’or, et l’ombre mauve.»

J’ai gardé un seul tableau, celui que ma grand-mère Suzanne avait accroché dans sa chambre, au-dessus de son lit, et qui représente un coin de rivière, du côté de Beaux-Songes, avec au loin la ligne des montagnes, les pics des Trois Mamelles. Au premier plan, il y a deux silhouettes d’enfants, avec robes longues et chapeaux ronds identiques, comme si c’étaient des jumeaux. L’un est Noël, mon père, l’autre est Anna. Mon père blond comme du chaume, et Anna avec sa masse de cheveux noirs, pareille à une Indienne.