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C’est l’heure avant les moustiques. Soudain Anna lève la main. «Écoute.» Loin, par-dessus les murs du couvent et les rues grouillantes de Mahébourg, portée par le vent faible de la fin de la journée, j’entends la voix du muezzin qui appelle les fidèles à la prière.

«Je ne pourrais jamais vivre dans un endroit où je n’entendrais pas cette voix», murmure Anna. Son visage est impassible, mais son regard rêve, sous l’émotion que diffuse le mince filet de voix du muezzin. «J’entendais cette voix autrefois, quand j’étais enfant, à Médine. C’était un vieil homme qui montait sur le toit de la sucrerie. Il avait une voix si claire qu’on l’entendait partout, dans les champs, dans le village, et jusque chez nous. C’était surtout la prière du soir que j’aimais. C’était très doux, rien que de l’entendre on se sentait mieux, on savait que Dieu écoutait.»

Dans le fond du jardin, dans l’ombre des plantains géants, je devine la silhouette de la folle. Elle nous guette. Elle marche en écrasant des tiges, et je vois Anna qui tressaille. Malgré ce qu’elle dit, aurait-elle peur? Quand l’heure du départ approche, la folle marche rageusement, elle passe derrière Anna, j’entends les insultes qui débordent de sa bouche pâteuse. Toujours le même refrain: «Archambau, charogne.»

Comment vivre sans Anna? Comment survivre? Ce soir, malgré ses recommandations, j’ai ouvert le vieux cahier d’écolier, où elle a écrit de son écriture un peu penchée l’histoire de Sita.

L’encre a pâli par endroits, le papier a jauni. C’est le papier de paille cassant du début du siècle, qui s’effrite sous les doigts. C’est un miracle que le cahier existe encore.

Qui est Sita? Anna n’écrit pas comme elle parle. Il n’y a rien de mordant, rien de destructeur dans ces pages. C’est l’histoire simple d’une jeune fille qui a grandi à Médine, d’une jeune fille qui a été sa meilleure, sa seule amie, son secret.

Ainsi commence l’histoire, par ces mots qui restent en moi comme la première phrase d’un roman qu’elle n’aura pas écrit: «J’avais une amie secrète.»

À personne, elle n’a dit cela. Chaque jour, après la classe et l’instruction religieuse dispensée dans la maison d’Anna par une institutrice française originaire de Bordeaux, Anna court à travers les champs de cannes, jusqu’à son rendez-vous.

Sita a le même âge qu’elle, mais à treize ans elle est déjà presque une femme. Elle est belle, Anna est éblouie. C’est d’abord à cause de sa beauté qu’Anna a voulu devenir son amie. L’après-midi, Sita est libre, elle n’a plus de corvées à la ferme, elle peut venir s’asseoir à l’ombre du grand multipliant, près de la sucrerie. Anna n’est plus la solitaire, la sauvage, enfermée dans la prison de cette maison trop grande, tandis que grondent l’orage, la menace d’expulsion, la reddition de comptes.

Avec Sita, elle peut tout oublier. Elles parlent pendant des heures, de tout et de rien, comme si elles avaient grandi ensemble, qu’elles étaient les deux parties d’une même personne.

Il y a des moments de long silence. Elles sont couchées toutes les deux dans l’herbe, cachées par les buissons, et elles regardent le ciel d’un bleu violent où glissent les nuages en duvet. Tout l’hiver, elles sont ensemble dehors. Elles marchent le long des chemins, au milieu des cannes plus hautes qu’elles. Quand commence la coupe, elles vont se réfugier près des ruines du four à chaux, au bord de la mer. Elles marchent en se tenant la main, Sita lui montre comment on danse avec les gestes des bras, en bougeant les yeux, en frappant la terre avec ses pieds nus. Elle lui apprend des chansons indiennes anciennes, dont elle-même ne comprend pas le sens. Sita dessine ses grands yeux d’un mince fil noir, elle montre à Anna comment on fait de la couleur avec de la poudre de santal mêlée à la boue. Un jour, elle a même dessiné sur le front de son amie la goutte magique que la déesse Yamuna avait posée sur le front de son frère Yama, pour lui dire son amour éternel. Sita a des yeux immenses, ses iris sont mêlés d’or et de nuages, Anna dit qu’on peut y voyager.

À la saison des pluies, en janvier, cette année-là, elles continuent à se voir. C’est pourtant l’année de tous les drames. Le Patriarche a noué les fils du complot pour expulser tous les locataires d’Anna, y compris son propre fils. Il a vendu les deux maisons, les champs de cannes, le moulin. Pour parer aux intempéries, Sita vient chaque après-midi au rendez-vous, munie d’un grand parapluie noir que sa tante lui a rapporté de Pondichéry. Ensemble elles marchent serrées sous le parapluie, pieds nus dans les flaques. Elles s’abritent sous le multipliant, ou plus loin, sous les veloutiers du rivage.

Quand le déménagement a eu lieu, Anna se résout à ne voir Sita qu’une ou deux fois par semaine. Parfois elle prend le char à bancs qui descend jusqu’à Médine, ou bien c’est Sita qui vient à Floréal. C’est compliqué, mais c’est excitant aussi. Dans les rues de la ville, elles se promènent, elles vont manger des gâteaux-piment chez le Chinois de Quatre-Bornes. Elles ont tant de choses à se raconter!

Un jour, Sita arrive tout essoufflée. Elle apporte une grande nouvelle: son père est mort, et sa mère a décidé de s’installer à Quatre-Bornes. Maintenant, elles vont pouvoir recommencer à se voir chaque jour, après l’école. Elles ont décidé d’un endroit, à mi-chemin, du côté de Phœnix, près de la voie ferrée. Chacune marchera une demi-heure. Il y a un gros arbre brisé par la tempête, couché sur le talus, qui servira très bien de banc. Et s’il pleut, on ira s’abriter dans le jardin du couvent de Bonne-Terre.

L’hiver est revenu. Sita maintenant est une grande jeune fille. Avec sa taille fine, ses longs bras cerclés de cuivre, sa poitrine et ses cheveux épais coiffés en chignon, elle semble une princesse d’Inde, et tous les hommes se retournent sur elle. Anna a grandi elle aussi, mais elle est toujours aussi maigre, ingrate. Elle a coupé court ses beaux cheveux noirs, elle a un visage aigu, intelligent. Pour cacher ses seins, elle se serre dans des bandes de lin sous sa robe grise. Elle n’aime pas la façon dont les garçons regardent Sita. Ensemble elles s’en moquent, elles rient et partent en courant sur la route, jusqu’au grand arbre tombé.

Un dimanche après-midi, Sita n’est pas venue. Il pleuvait à verse. Anna a attendu longtemps près de l’arbre, sous la pluie froide. Le ciel était sombre, et quand elle s’est aperçue que la nuit tombait, elle a couru jusqu’à Floréal, sans reprendre haleine.

C’était la première fois. Son père a fait une scène terrible. Pendant plusieurs jours, Anna est restée consignée dans sa chambre, à regarder la pluie sur les plantes du jardin. Puis elle est tombée malade, à cause du froid qu’elle avait pris, le jour où elle avait tant attendu.

Quand elle est allée mieux, elle a senti un très grand vide. Maintenant les journées semblaient longues, sans Sita. Après la classe de religion, il n’y avait plus rien à faire. De plus, tout allait mal à la maison, son père était malade, ruiné. Le Patriarche s’était installé à Anna, à leur place. Il interdisait les visites. La vieille Yaya racontait qu’il avait tombé tous les palmistes, et qu’il avait fait clouer les volets du bas, de crainte des voleurs. Après avoir rompu avec son fils, il avait chassé tous ses alliés, il avait dissous le parti de l’Ordre moral, et annoncé la fin du rêve de la Synarchie. Maintenant il était évident qu’on ne retournerait jamais à Anna.