Un jour, pourtant, à l’heure où son père sommeillait, Anna a revu Sita. Elle se tenait debout dans la rue, devant la maison, à l’abri de son grand parapluie noir. Le cœur débordant, Anna s’est précipitée au-dehors, les deux amies se sont longuement embrassées. Mais Anna s’est aperçue que quelque chose avait changé. Sita avait toujours son regard brillant, mais ses traits étaient durcis, son teint avait pâli. Elle avait le cou plus épais, et au milieu du front, la raie qui divisait sa chevelure était peinte en rouge sombre.
Après l’avoir embrassée, Sita a fait un pas en arrière. Elle a fixé un moment Anna sans rien dire, comme si elle cherchait ses mots. Puis elle a dit seulement: «Nous ne pourrons plus nous voir. Je me suis mariée. Je suis venue te dire adieu.» La pluie fine accrochait des gouttes sur le parapluie noir, et les gouttes roulaient, s’unissaient, tombaient lourdement au bout des baleines. Anna regardait les gouttes, elle non plus ne trouvait rien à dire. Dans la rue, les gens se hâtaient, les femmes qui revenaient des champs, enveloppées dans leurs gonis, leur houe en équilibre sur la tête. Le ciel bas pesait sur les cimes des arbres.
Anna sentait le frisson de la fièvre dans son dos, dans ses épaules. Elle avait la nausée dans sa gorge. À un moment, son père est apparu à l’entrée du jardin. Alors Sita a baissé son parapluie, elle a mis un pan de son châle rouge sur sa bouche, peut-être pour se protéger du froid, et elle a marché vite vers le bout de la rue, jusqu’à la voie ferrée, dans la direction de Vacoas.
Quand Anna est rentrée dans la maison, son père avait préparé une serviette. Il lui a demandé: «Qui est-ce?» Anna a répondu: «Rien… Personne.»
Elle n’a jamais revu Sita. Sur la route, près de la voie ferrée, l’arbre est resté longtemps couché. Puis un jour les cantonniers l’ont scié et ont emporté les morceaux.
J’ai quitté Maurice sans savoir si j’y retournerai jamais. Je n’emporte rien de ce que je suis venu chercher. Malgré le temps passé — bientôt cent ans — rien de ce que le Patriarche a défait n’est réparable. C’est lui qui triomphe, de son mausolée de marbre noir dans le cimetière du Jardin botanique.
Il ne reste rien du passé, et c’est sans doute mieux ainsi. Comment vivre avec la mémoire du sang versé, de l’exil, des hommes sacrifiés au Moloch de la canne à sucre? Ce qu’Alexandre Archambau a effacé dans son orgueil était de peu d’importance. Les maisons coloniales, la vanité des péristyles, la Comète au pinacle, les varangues languissantes où traînait la fièvre, les bassins envahis par les jacinthes d’eau où chaque nuit les crapauds entonnent leurs chants alternés, et tous ces noms, ces titres, ces mot-tos, ces souvenirs inventés, toute cette poudre d’or, cette poudre aux yeux. Tous ces masques.
Au contraire, ceux qu’il ne faut jamais oublier, ce sont les premiers immigrants venus de Bretagne, fuyant la famine et l’injustice, en quête d’un nouvel Éden, les Malouins, les Vannetais, les gens de Lorient et de Paimpont, de Pontivy, de Mûr-de-Bretagne, tous ceux que la Compagnie la plus cruelle du monde bafouait et abandonnait sur les îles lointaines, et sur lesquels elle prélevait chaque année sa livre de chair.
Ceux qu’il ne faut pas oublier, ce sont les négriers aux noms terrifiants, le Phénix, l’Oracle, l’Antenor, le Prince-Noir, chacun chargé de sa cargaison d’un demi-millier d’hommes, de femmes et d’enfants capturés sur les côtes du Mozambique, à Zanzibar, à Madagascar. Enchaînés deux par deux, transportés à fond de cale dans un espace de cinq pieds cinq pouces de long sur quinze pouces de large, et de deux pieds six pouces de haut. Ne pas oublier le nom du capitaine Larralde, de Nantes, qui fit fortune en percevant cinq pour cent sur le prix de vente de chaque esclave vendu à Bourbon et à l’île de France. Ne jamais oublier non plus les coolies indiens, les «pions» attirés sur les bateaux, à Calcutta, à Madras, à Vizagapatnam, les jeunes gens kidnappés dans les villages par les arkotties, les duffadars, les mestries, revendus aux agents des compagnies sucrières, enfermés dans des camps, sans soins, sans égouts, presque sans nourriture, et embarqués à bord des nouveaux bateaux négriers, le Reigate, le Ghunama, le Tanjore, pour un voyage sans retour. Ne pas oublier l’Alphonsine, la Sophie, l’Eastern Empire, le Pongola, ne pas oublier l’Hydaree, parti de Calcutta en janvier 1856, chargé d’immigrants venus de l’Oudh et du Bhojpur, fuyant la famine et la guerre, la répression anglaise contre les insurgés sepoys, et abandonnés pendant des mois sur les rochers nus de Plate et de Gabriel. Alors ils étaient devenus sourds et aveugles, les membres distingués du parti des planteurs, les adeptes de la Synarchie qui écrivaient dans la feuille d’Alexandre Archambau sous le titre pompeux et vide de «Ordre, Force et Progrès.» Comment n’entendaient-ils pas leurs appels au secours, comment ne voyaient-ils pas leurs feux de détresse, allumés chaque nuit au sommet du volcan, sous le pan ruiné du phare inutile? Parfois, quand le vent soufflait du nord, ils devaient sentir l’odeur des feux, les bûchers où les immigrants brûlaient les cadavres, l’odeur âpre de la mort. Cette année-là, après les tempêtes de février, il avait fait un calme magnifique, la mer lisse comme un miroir, le ciel d’un bleu brûlant. Fallait-il que le soleil soit éblouissant pour que pas un regard ne se tourne vers les îlots au large du cap Malheureux, ces deux noirs radeaux où les immigrants étaient comme des naufragés. Fallait-il qu’on ait perdu la mémoire à Port-Louis pour que pas une voix ne s’élève pour demander qu’on envoie des secours, qu’on mette une chaloupe à la mer pour libérer les prisonniers de la Quarantaine. Et quand au mois de juin, après cinq mois d’oubli, le garde-côte du service de santé se rendit à l’île Plate, des huit cents coolies débarqués, il n’en restait plus que quelques dizaines. Les traces des bûchers funèbres étaient partout, sur les plages, à la baie des Palissades, à la baie Barclay, et sur la rive de l’îlot Gabriel. Dans les rochers, parmi les broussailles, les restes humains avaient été éparpillés par les oiseaux de mer. Des corps gisaient entre les tombes, parce que le combustible avait manqué pour les brûler, ou bien parce que personne n’avait pu s’occuper de leur sépulture. Les rares survivants erraient, aveuglés, brûlés par le soleil et par l’eau de mer.
Je n’ai pas trouvé celui que je cherchais. Peut-être que, comme Rimbaud, à qui j’ai voulu qu’il ressemblât, sa vie est devenue sa légende. Dans l’album de photos de ma grand-mère Suzanne, il y avait ce portrait que je regardais, étant enfant, qui m’attirait plus que les autres. Une photo sépia, entourée d’un cadre à arabesques, le portrait d’un adolescent maigre et brun, l’air d’un gitan, avec d’épais cheveux noirs, de grands yeux un peu cernés, et une ombre de moustache au-dessus de la lèvre. Sur la photo, aucun nom n’était écrit, aucune date. Suzanne a toujours nié que ce pût être le portrait de Léon. Elle disait que ce devait plutôt représenter un membre de la famille William, un allié, un inconnu. Mais je n’ai pas voulu admettre ses raisons.
Le portrait a dû être fait à Paris, l’année où Jacques est parti pour Londres étudier la médecine. Alors Léon est encore pensionnaire chez Mme Le Berre à Rueil-Malmaison. C’est ainsi que j’ai imaginé qu’il devait être, à l’époque où Jacques préparait le grand voyage vers Maurice. C’est ainsi que j’ai imaginé que Rimbaud l’avait vu, dans la chambre de l’hôpital général à Aden. Jacques était entré dans la pièce étroite, suffocante, emplie du reflet rouge du sable du désert, mais Léon était resté sur le pas de la porte, à cause de la crainte que lui inspirait cet homme à l’agonie. J’ai regardé souvent cette photo dans l’album de ma grand-mère. Je l’ai si souvent regardée que parfois il me semblait que j’oubliais qui j’étais, comme si j’avais changé de corps et de visage. Alors j’étais Léon, l’autre Léon, celui qui avait rompu toutes les attaches et avait tout changé, jusqu’à son nom, pour partir avec la femme qu’il aimait. Et puis un jour, la photo a disparu de l’album, sans que je puisse savoir ce qu’elle était devenue.