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Alors tout est inventé, illusoire, comme la vie qui continue autrement quand on poursuit un rêve, nuit après nuit. Mon père est mort, mon grand-père Jacques et ma grand-mère Suzanne sont morts. D’eux, je ne garde que des mots, des noms, étranges, irréels. Le bruit d’une légende qui commence à l’île Plate et à Gabriel, où tout a été divisé à jamais.

Depuis toujours j’ai su que je portais en moi cette cassure. Elle m’a été donnée à la naissance, comme une marque, comme un goût de vengeance. Lorsque mon père a quitté la maison d’Anna, l’année de ses douze ans, l’ancienne brisure est entrée en lui, elle s’est continuée, elle s’est propagée d’année en année, jusqu’à moi. Alors je suis devenu Léon, celui qui disparaît, celui qui tourne le dos au monde, dans l’espoir de revenir un jour et de jouir de la ruine de ceux qui l’ont banni. Comme Léon dans la pension glacée de Rueil-Malmaison, je rêve de la mer éblouissante, du bruit de la mer sur les rochers noirs d’Anna. Un jour je reviendrai, et tout sera un à nouveau, comme si le temps n’était pas passé. Je reviendrai, et ce ne sera pas pour posséder la fortune des sucriers, ni la terre. Ce sera pour réunir ce qui a été séparé, les deux frères, Jacques et Léon, et à nouveau en moi, les deux ancêtres indissociables, l’Indien et le Breton, le terrien et le nomade, mes alliés vivant dans mon sang, toute la force et tout l’amour dont ils étaient capables.

C’est à Surya et à Léon que je pense, maintenant. J’ai du mal à les imaginer vieillis, malades, fatigués par les privations, par le travail dans les champs. Surya, est-elle devenue une vieille dame grande et mince, comme l’était sa mère anglaise, avec cette lueur claire dans ses yeux, comme un reflet d’eau? Est-elle devenue «longaniste», une guérisseuse qui connaît les feuilles et sait masser la fontanelle des enfants et écarter les mauvais esprits qui cherchent toujours à entrer dans le cœur des humains? Ou bien racontait-elle des histoires sans fin à ses petits-enfants, la légende de Lakshmibay, la reine de Jhangsi, ou la chanson à l’envers du voleur, dans le langage des Doms? Et lui, est-il devenu maigre et sec comme tous les Archambau? Était-il vêtu seulement d’un pagne, comme un vieux sage de l’Inde, portait-il une barbe taillée aux ciseaux comme mon grand-père quand il avait quatre-vingts ans? Mais il avait dû garder jusque dans la vieillesse ses yeux très noirs et doux, les yeux de l’Eurasienne, des yeux de biche, dirait Anna.

J’aime à croire qu’il a ressemblé à celui que Jacques avait rencontré dans son enfance, le voyou du bistrot de Saint-Sulpice au regard embrumé de haine et d’alcool qui pouvait écrire des mots si légers. Alors, comme le voyageur sans fin, comme l’empoisonneur de Harrar, il ne pouvait pas vieillir. Il devait rester éternellement, magnifiquement jeune, pénétré d’une flamme invincible. Le 29 avril 1892, eut lieu l’un des plus terribles cyclones de tous les temps, sur Maurice. L’anémomètre enregistra des vents de trois cents kilomètres-heure avant de se briser. Le phare de Plate, à peine reconstruit, fut entièrement rasé, et la digue construite par les immigrants à la baie des Palissades fut réduite en quelques heures au moignon qu’on voit encore aujourd’hui.

Il y eut, sur la côte ouest de Maurice, beaucoup de victimes ensevelies sous les charpentes ou tuées par la chute des arbres. Quantité de bateaux de pêche furent coulés, ou jetés sur le rivage, certains projetés jusqu’à cent mètres à l’intérieur des terres par le raz-de-marée.

C’est ce cyclone qui marque le déclin de la propriété d’Anna, et la folie destructrice du Patriarche, le début de sa lente agonie. Parfois il me plaît d’imaginer que Léon et Suryavati — (puisque c’est le nom que je lui ai choisi, en souvenir de la princesse du Cachemire pour qui Somadeva écrivit l’Océan des contes, la première version des Mille et une nuits) — ont disparu pour toujours dans ce déchaînement du ciel et de la mer, retournés en quelque sorte à la solitude du lagon de Gabriel où ils s’étaient rencontrés.

Je pense à l’enfant que Suryavati portait dans son ventre, l’enfant conçu sur l’île, né la même année qu’Anna et que Noël. Comme une image oubliée de ma famille, un reflet, un frère ou une sœur inconnus. À cause de cet enfant, je ne peux pas admettre que Léon et Surya aient disparu dans le cyclone. Il me semble qu’un jour, au hasard de la vie, je dois rencontrer sa descendance, que je saurai la reconnaître.

Pareil à l’enfant que j’ai vu le lendemain de mon arrivée, sous la pluie, par la fenêtre du bus au carrefour de Rose-Belle, dans les bras de sa mère, tandis qu’avec son père ils allaient à la recherche d’un abri pour la nuit, d’un travail, d’une bonne étoile.

Tout à coup, tandis que je regarde le cahier jauni que m’a donné Anna, dans l’avion qui vole au-dessus de l’Océan, je découvre cette certitude:

Sita, la jeune fille indienne dont Anna était amoureuse, et qui est sortie un jour de sa vie sans retour, c’est elle, l’enfant de Surya et de Léon, conçue dans le désert de l’îlot Gabriel. La rencontre de Sita et d’Anna n’était pas le résultat du hasard. Elle était préméditée depuis leur naissance. Il est probable qu’elles ne l’ont jamais dit. Mais Sita le savait, et c’est pourquoi après s’être mariée elle ne devait plus la revoir. Anna l’a-t-elle su, l’a-t-elle deviné? Sinon, pourquoi aurait-elle gardé ce cahier tout au long de sa vie, comme son souvenir le plus précieux? Pourquoi me l’aurait-elle donné? En me donnant ce cahier, elle m’apportait, à sa manière ironique et profonde, la réponse à tout ce que je suis venu demander à Maurice.

On ne connaît pas encore Kalki, mais il doit venir.

Il sera d’abord Bala Krishna, l’enfant qui ne marche pas encore, et joue à quatre pattes par terre, une boule de beurre rance à la main.

Personne ne sait quand il viendra, ni qui il sera, mais il devient de plus en plus évident que sa venue est proche, qu’il recevra bientôt le pouvoir. Parfois je rêve à cet enfant brun aux yeux très doux, assis par terre, peut-être dans le marché de Mahébourg, et qui se renverse en tétant son gros orteil, et qui brille comme un soleil dans la nuit des songes.

Ai-je poursuivi une chimère? Aujourd’hui, au bout de ce voyage, je n’ai rien, comme avant. L’île Plate n’est qu’un rocher abandonné, semé de tombes sans noms, avec ce môle en ruine et le lagon où les pêcheurs emmènent les touristes des hôtels pour une journée de robinsonnade. L’eau limpide continue à couler, à chaque jusant, sur l’architecture engloutie des coraux. Parfois on rencontre l’ombre inquiétante du tazor, comme un chien de garde. Et les pailles-en-queue volent toujours en cercles lents autour du piton du sémaphore, pour veiller sur leurs nids.

Les derniers jours d’Anna ont été attristés par la disparition de Christina, sa jolie liane de cuivre pour qui elle cueillait des fleurs d’hibiscus — «la fleur Madame Langlais». Elle est partie du couvent, leurrée par la vie facile, par le miroir des bars-boxons des grands hôtels où les méchants loups dévorent la chair des petites filles.