Quelques semaines seulement après notre séparation, Anna est tombée sur le carreau de sa chambre, comme tant de vieux, en se cassant le col du fémur. C’est la folle qui l’a trouvée, qui a donné l’alerte. Il paraît qu’elle n’avait jamais tant pleuré. Quand on emportait Anna, elle s’accrochait à la civière en criant: «Manman!»
Le docteur Muggroo qui m’a écrit — j’étais la seule adresse qu’elle avait donnée — a résumé très bien sa fin:
Anna a refusé tous les soins. Elle a cessé de manger, et rien de ce qu’on a fait n’a pu changer sa décision. Elle est morte trois semaines plus tard, dans la nuit, sans bruit. Elle avait quatre-vingt-neuf ans.
Marseille, fin août 1980
C’est à lui que je pense, encore. Je m’en souviens, j’avais dix ou onze ans, ma grand-mère m’avait parlé de ce qui s’était passé, ce soir-là, dans le bistrot de Saint-Sulpice, elle m’avait lu des passages du Bateau ivre, je lui ai demandé: «Mais ton Rimbaud, est-ce que c’est comme un oncle pour moi?» Je croyais qu’on l’avait caché, chassé, juste parce qu’il était un voyou, qu’il était parti en abandonnant tout le monde, comme Léon.
Alors j’ai voulu aller sur le dernier lieu où il avait vécu, comme on va sur un caveau de famille. Pour voir ce qu’il avait vu, sentir ce qu’il avait senti. C’était encore le plein été à Marseille. À neuf heures du matin, à la descente du train, l’air brûlait, il y avait sur la ville comme une odeur d’incendie.
Je n’ai pas voulu prendre un taxi. Sur le plan, j’ai essayé de retrouver la route qu’il avait suivie, dans la voiture à cheval, de la gare Saint-Charles jusqu’à la Conception. Il y avait de larges avenues, des tunnels. Rien de tout cela n’existait.
J’ai suivi la longue rue Saint-Pierre qui sinue à travers ce que les Allemands ont laissé debout du vieux Marseille. Des immeubles vétustés, à trois étages, des fenêtres grillées, des entrées de portes cochères. Dans les bars obscurs, l’odeur de l’anis, la musique orientale. Il me semblait que j’entendais le long des maisons le cliquetis des sabots du cheval qui tirait la voiture aux rideaux fermés vers l’hôpital. Peut-être qu’il était déjà inconscient. C’est une route qu’il connaît bien, c’est la troisième fois qu’il la suit. La première fois en débarquant de l’Amazone, le vendredi 20 mai, puis exactement deux mois plus tard, pour reprendre le train du nord. Et maintenant… J’avance le long de la rue étroite, comme si je touchais au but, que tout allait s’éclairer. Comme si j’allais trouver le Disparu, une trace, un signe, une fleur tremblotant dans le vent d’une cour, un arbre sous lequel il s’est assis, un nom gravé sur une pierre. Chaque maison, chaque fenêtre, chaque porte est témoin.
Au bout de la rue, jouxtant l’ancienne prison des bagnards transformée en archives ou en musée, l’hôpital dresse ses grands murs de béton blanc coulés sur la poussière de la démolition. Il ne subsiste plus rien de l’ancien hôpital. J’ai erré sans but dans les couloirs, dans ce qui reste du jardin entre deux parkings. J’ai lu l’inscription: «Ici, le poète… termina son aventure terrestre.» L’amphithéâtre Arthur-Rimbaud. Dans la salle des pas perdus, un Arabe vêtu d’un jogging-pyjama, pieds nus dans des sneakers blancs, écoute son transistor. Son visage est émacié, creusé par la souffrance. Il porte lui aussi une petite moustache, et ses cheveux sont coupés très court, comme un bagnard. Il écoute sa musique, et son regard est doux, rêveur, comme s’il était loin d’ici, dans les Aurès. «Allah Kerim!»
Et lui, l’autre, a-t-il boitillé jusqu’aux grands platanes de l’entrée, appuyé sur sa béquille, pour s’asseoir à l’ombre fraîche? A-t-il marché, appuyé au bras d’Isabelle, en se mordant la lèvre pour ne pas crier, jusqu’au bout du jardin, pour regarder la mer au loin, entre les toits de la ville et les collines, confondue à la taie laiteuse du ciel?
C’était le même été, il y a de cela quatre-vingt-neuf ans, quand Léon et Suryavati se sont effacés de la mémoire des Archambau, comme s’ils entraient dans un autre monde, de l’autre côté de la vie, séparés de moi par une mince peau qui les rend invisibles. Ils n’ont jamais été aussi près de moi qu’en cet instant.
J’avais faim. Je me sentais libre. Je respirais l’air torride, je goûtais à l’ombre légère des grands platanes centenaires. En quittant l’hôpital, j’ai acheté une boule de pain chez Paniol, et j’ai redescendu la longue rue qui serpente jusqu’à la gare.