Sans conteste, Il est chouette, le Seigneur, de te proposer un tel sujet, en rase campagne.
— Vous me permettez d’admirer ? demandé-je-t-il.
— C’est un bien grand mot ! répond-elle en souriant.
Je m’approche du chevalet. Elle travaille à l’aquarelle et je te supplie de croire qu’elle y tâte. Duraille à maîtriser. Chaque coup de pinceau est capital. Avec l’huile, tu peux avoir des remords, revenir sur ta barbouille en couches sédimentaires. Mais l’aquarelle te nique à la moindre faute de carre.
Je dis, en grande conviction :
— Magnifique !
— Vous exagérez ! fait-elle, sans donner dans la fausse modestie.
— Non, et vous le savez très bien. Quel dommage que cette œuvre ne soit pas finie !
— Pourquoi ?
— Vous l’auriez signée et ainsi j’aurais su votre nom.
Ça l’amuse. Elle aime ce genre de libertinerie.
— Je m’appelle Mélanie Izaure.
— J’ai entendu parler de vous, j’assure sincèrement.
— Vous croyez ?
— Pourquoi mentirais-je ? Tenez, vous avez exposé l’an dernier dans une galerie de Saint-Germain-des-Prés : « Le Sablier ».
— Exact. Vous avez de la mémoire !
— Et le goût du beau.
On bavasse à la décontracte. Mélanie me raconte qu’elle prépare pour Nathan un album consacré aux châteaux des XIIe et XIIIe siècles. Pour le réaliser, elle se respire une centaine de ces nobles demeures plus ou moins en ruine. Une cinquantaine déjà figurent dans ses cartons.
— Je vous fais perdre le rythme, m’excusé-je.
— Du tout ; j’allais m’arrêter.
Nous nous asseyons dans l’herbe rase et nous adossons à un muret.
— C’est l’heure de ma pause-casse-croûte, annonce-t-elle ; une saine habitude que mon père, médecin nutritionniste, m’avait inculquée.
Elle saisit un mignon sac tyrolien de cuir fauve gros comme les couilles de Béru. En extrait un thermos et un sandouiche enveloppé de papier d’alu.
— On partage ? demande l’artiste.
— Sans façon ; je viens de déjeuner.
— Je peux vous demander ce que vous faites ici ? Vacances ?
— Grand Dieu non. J’enquête.
— Sur quoi ?
— Une série d’assassinats.
— Vous êtes journaliste ?
— Même pas. Je suis le directeur de la P.J.
Ça la lui tronçonne sec.
— Vous !
— Vous me preniez pour un représentant en colifichets ?
Soudain, elle s’écrie, en désignant la vicinale j’ sais-pas-combien, au fond du vallon :
— J’ai aperçu des allées et venues de gendarmes…
— Eh bien, voilà.
— Il y a eu un meurtre dans la région ?
— Deux !
— Si je m’attendais à une chose pareille ! Ça a eu lieu dans la villa du virage ?
— Exact.
Elle me défrime d’un air soigneusement sidéré :
— Et vous êtes là à discuter au lieu de vaquer à vos recherches ?
— Mais je vaque, ma douce amie, je vaque.
Son regard dérouté m’amuse.
— En bavardant avec moi ?
— Bien sûr… Vous travaillez ici depuis combien de temps ?
— C’est mon quatrième jour.
Je me lève pour faire le tour des féodales ruines. Passé le donjon, on a une vue imprenable sur la villa des Panoche. J’avise deux tires de gendarmes tricolorisées, plus quatre autres bagnoles dont une ambulance et la Mercedes de Pierre Cadoudal. Ça effervesce dans le secteur. Tiens, des voitures de presse radinent à tire-d’aile et larigot. Tu croirais le parkinge de la Foire de Paris.
Me rapproche de Mélanie, la surplombe pour plonger dans son décolleté. Il laisse pressentir deux blanches colombes en leur nid douillet. Je n’ai plus envie d’affronter mes collègues d’ici. Jactes, explicances, questions diverses, considérations à n’en plus finir. Temps perdu qui ne revient pas.
— Pardonnez-moi, mais vous êtes vraiment le directeur de la P.J. ?
Afin de chasser le nuage de doutes qui plane, je lui montre ma pièce d’identité magique.
En manière d’excuse, elle murmure :
— À votre âge !
— L’avaleur n’atteint pas l’ombre des allées ! riposté-je si vite qu’elle croit à du Corneille.
M’assieds derechef sur l’herbe rêche.
— Je suis bien, avoué-je. Voilà un instant de répit auquel je ne m’attendais pas. Dans une enquête policière, le moment arrive, inévitable, où j’ai besoin de brancher le pilotage automatique et de laisser fonctionner la machine flicarde.
Je la regarde grignoter son sandwich jambon-beurre avec une sorte d’attendrissement. Elle le clape par menues bouchées, essuyant les commissures de ses lèvres à tout bout de champ (disait le laboureur à ses enfants). Plus je l’examine, plus je la trouve fumante, cette fille. Artiste, mais pas vanneuse ; intello, mais pas chiante ; jolie, mais pas pimbêche ; sensuelle, mais pas saute-au-zob.
— Êtes-vous en puissance d’homme ? lui demandé-je abruptement, en fils de la montagne que je suis originairement.
— Absolument pas ! répond-elle.
Ça y est ! V’là que j’ai droit à une brouteuse de pelouse !
— Les femmes ? risqué-je, flegmatique.
— Vous gelez !
Ne reste que l’onanisme, ce qui serait dommage.
— Je donne ma langue au chat, annoncé-je gravement.
— Je suis vierge ! déclare-t-elle avec une nubile simplicité.
— Ça existe ? m’écrié-je-t-il.
— La preuve !
— Conséquence d’un vœu ?
— Non : d’un début de viol. À seize ans, j’ai subi les assauts de mon beau-père. Rien que de très banal : il est entré dans ma chambre alors que j’étais nue et a « perdu la tête ».
— Ensuite ?
— Je me suis débattue ; il est tombé en arrière et s’est fendu le crâne sur l’angle de la cheminée de marbre.
— Mort ?
— Non, mais le cerveau a été lésé ; c’est un légume, aujourd’hui.
Elle enveloppe ce qui subsiste de son en-cas dans le papier froissé. Replace ces reliefs dans son sac.
— C’est la première fois que je parle de cet épisode à quelqu’un.
— Quelles en furent les suites ?
— Il n’y en eut pas, du moins pour moi. Ma mère, quand je lui racontai la vérité, décida de ne rien dire. Officiellement, ce fut un banal accident.
« Le bonhomme vit toujours et ne paraît pas malheureux. Il pique même des fous rires, tout seul, dans son fauteuil. »
— Et vous faites cette confidence à un flic ! m’exclamé-je.
Elle hausse les épaules :
— Vous m’inspirez confiance ; mais si vous décidiez de l’utiliser contre moi, je suis prête à « rendre des comptes », selon la formule consacrée.
Un pâle sourire glisse sur ses lèvres, comme l’a écrit la pauvre reine Fabiola dans son livre relatif à la nidation des mammifères.
Cette déclaration faite d’un ton calme me ravage l’âme instantanément.
— Quel âge avez-vous, Mélanie ?
— Vingt-trois ans.
— Ce n’est pas raisonnable de sacrifier l’amour à un accident malencontreux. Vous en êtes la principale victime.
— Je n’y peux rien. Ce traumatisme a eu des conséquences qui échappent à mon contrôle.
Je me retiens de lui dire : « Laissez-moi vous guérir ! »
Terre-neuve, l’Antoine, dans ces cas particuliers. Surtout quand il s’agit d’une jolie fille en détresse !