Le regard qu’il m’adressa gagnait à être traduit ; il le maintint assez longtemps dans le mien pour que j’y parvinsse. Ce qu’il réclamait là représentait un dû. Personne n’a jamais voussoyé un chien ; en lui accordant cette promotion, je le faisais accéder au statut unique de « chien humain », si je puis m’exprimer ainsi. Et il était certain de le mériter.
— Pardonnez-moi, mon cher, implorai-je, penaud, vous avez parfaitement raison ; la familiarité est un signe de mépris quand elle ne traduit pas un élan du cœur. Je vais donc cesser de vous tutoyer, et si un jour vous jugez que nos relations puissent s’accommoder du tutoiement, faites-le-moi savoir avec la même sincérité.
Pour commencer, je fis un mensonge à Féloche, l’assurant que Salami venait chez nous à titre temporaire, pendant la cliniquisation[3] de son maître. Cette déclaration me valut un sévère aboiement de notre hôte.
Il me décocha une œillade si dédaigneuse que je ne pus persévérer dans cette voie et dis la vérité à m’man, en grande honte car, depuis le jour lointain où je m’étais farci quatre heures de colle au collège en faisant croire à Féloche que l’on nous emmenait visiter un élevage de visons (grand-mère avait signé le billet), je ne lui avait plus jamais menti, sauf par omission, plus tard, afin de ne pas l’inquiéter avec les dangereuses péripéties de mon boulot.
Elle parut surprise que j’eusse travesti la réalité, mais me sourit avec indulgence.
— C’est très bien, assura-t-elle ; il y a longtemps que je me dis qu’un chien serait une sécurité.
Elle avança la main sur le crâne d’inventeur de Salami pour une caresse qui le laissa indifférent. L’idée me vint alors que ma chère vieille ne lui inspirait pas une vive sympathie et j’en fus confusément peiné. Après tout, Salami, le surdoué, avait-il perçu l’amour qui nous liait, elle et moi, et en concevait-il une instinctive jalousie ?
La question de son installation se posa. Maman préconisait d’acheter une grande corbeille au fond molletonné et de la placer près de la porte donnant sur l’escalier de la cave, au fond du vestibule. Telle suggestion déplut au clebs qui eut un jappement d’énervement.
— Eh bien, m’emportai-je, où souhaitez-vous dormir ?
Sans hésiter, il s’élança dans l’escalier dont il gravit les degrés trois par trois, et s’arrêta devant la porte de ma chambre, bien qu’il n’eût jamais mis les pattes dans cette demeure.
J’actionnai le bouton ancien, de vieux cuivre étincelant, et l’animal ( ?) entra comme s’il avait ses habitudes chez moi. Il se dirigea vers le lit et, malgré ses pattes de crapaud, parvint à l’escalader d’une détente extraordinaire. Puis il s’allongea sans vergogne le long du panneau inférieur. Il pouvait tenir là sans me gêner car j’occupe un plumard de famille très copieux.
Médusé, je m’assis près de lui et flattai son flanc de la main.
— Cher Salami, fis-je, je crois comprendre que vous souhaitez faire lit commun avec moi ?
Il m’accorda un aimable gémissement d’acquiescement. Je sus alors que nos échanges seraient de plus en plus nombreux et aisés.
— Je dois vous prévenir que j’ai le sommeil très indépendant et ne puis souffrir qu’il soit contrarié par une présence, repris-je. Quand bien même vous resteriez sans broncher, votre respiration me gênerait. C’est là une marotte de célibataire endurci. Quelques cas d’amour fou exceptés, encore furent-ils brefs, je n’ai jamais pu partager longtemps ma couche avec autrui.
Il abandonna sa languissante posture, s’assit et me dévisagea d’un air perplexe.
Je lui adressai un sourire d’abord, puis risquai une caresse dans son poil rêche et légèrement huileux.
Il sauta du lit, les oreilles les premières, se glissa sous ma couche louis-philipparde et devint absent.
Un moment s’écoula sans que je l’entendisse remuer. À la longue, je finis par m’étendre sur le couvre-lit et, inexplicablement, m’endormis tout habillé, les mains jointes sur le bas-ventre dans l’attitude qu’avait papa dans son cercueil.
Je perçus très confusément la présence de m’man. Elle ferma mes rideaux et se retira sur la pointe des pieds. Ce fut un agrément supplémentaire offert à mon sommeil.
Puis je crus entendre du bruit au rez-de-chaussée. Des éclats de voix joyeux. Il y eut une cavalcade dans l’escadrin et ma porte s’ouvrit brutalement. Des voix discordées entonnèrent le fameux Happy birthday to you que tous les peuples de la planète ont emprunté aux Anglais. Une main tâtonnante actionna mon commutateur. Alors je les vis, en grappe dans l’encadrement : Bérurier, Pinaud, M. Blanc, Berthe, Mme Pinuche. Tous sur leur trente et un et chargés de paquets. Ils hurlaient, riaient, se pressaient du ventre ou du cul, du coude ou de la hanche.
« Bonté divine, me dis-je poliment, c’est vrai : nous sommes le 29 juin ! »
Ils cessèrent de brailler et me déferlèrent contre en brandissant des pacsifs de toutes formes et de toutes couleurs qu’ils accumulèrent sur mes jambes.
C’est rare d’oublier son propre anniversaire, eh bien cela venait de m’arriver, ce qui donnait plus d’impact au rush de mes potes. Ce fut une nuée autour de mon paddock. Je me sentis étreint, bisouillé, bourradé. La grosse Berthaga en profita pour me palper le paquet ; ma sieste m’ayant mis en érection, elle eut une bonne surprise.
Après quelques minutes de cet assaut et ayant rendu bise pour bise (j’allai jusqu’à pétrir la grosse moulasse de la Bérurière par politesse), je priai mes amis de descendre en remportant leurs présents afin que je pusse les découvrir dans de meilleures conditions. Ils le firent de façon indisciplinée, mais me laissèrent.
Je passai à la salle de bains pour me rafraîchir, mis une chemise propre, une pochette irrésistible et les rejoignis dûment lotionné.
Une ambiance du tonnerre s’amorçait, le premier magnum de Dom Pérignon commençait son œuvre.
Radieuse en constatant la réussite de son complot, m’man jouait les maîtresses de maison, vêtue d’une belle robe de soie glycine ornée d’un clip d’améthyste. Pendant mon somme, elle avait accompli des miracles : notre maison se trouvait emplie de fleurs, la table de la salle à manger étincelait de tous les cristaux accumulés au fil d’une vie bourgeoise, et des odeurs exacerbaient les sucs gastriques de l’assistance.
Elle s’était assuré les services combien précieux d’un ancien restaurateur du Hurepoix qui avait tenu une auberge réputée sur les rives de l’Yvette. À la mort prématurée de son épouse, Félix Troypoins vint habiter Saint-Cloud où sa fille unique exerçait la noble profession de chirurgien-dentiste. De temps à autre, le digne cuistot donnait un gala à domicile, histoire de ne pas se gâter la main. L’on pouvait être assuré d’une prestation exceptionnelle, encore que coûteuse, car il ne lésinait ni sur le foie gras, ni sur la langouste ; son cheval de bataille était le canard aux olives accompagné d’une gelée d’oranges amères.
Cette maman d’exception qu’est la mienne avait organisé mon annif de longue date. Ce qui la ravissait, c’était ma sieste opportune au moment précis où elle se mettait la cervelle en torche pour trouver un motif à m’éloigner quelques heures.
Dans une liesse de magnitude 5 sur l’échelle de Richter, j’ouvris mes paquets. Les Bérurier et les Pinaud m’avaient offert chacun une robe de chambre. Celle du Gros et de sa Baleine aurait été trop petite pour un garçonnet de dix ans, par contre celle du couple pinulcien pouvait héberger Laurel et Hardy simultanément. Phénomène de l’appréciation par rapport à sa propre taille. Ainsi donc, j’étais un avorton pour le Mastard et Gargantua pour la Vieillasse.