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Me guide en une vaste pièce dont le mobilier date de Charles X, roi qui n’a pas laissé un souvenir impérissable dans l’Histoire.

J’encastre mon prose en un fauteuil de bois blond et attends. Des odeurs de cuveau me parviennent, tonifiantes. Me reviennent des souvenirs de vendanges. La grande cuve aux vapeurs chavirantes dans laquelle mon grand-père, le mari de mémé, foulait le raisin aux pieds. Il marchait sur place, seulement vêtu de sa chemise. Il ne portait que des caleçons longs, mais n’en mettait pas pour la circonstance et retroussait les pans de sa vieille liquette, si bien que, parfois, lorsque je grimpais à l’échelle pour bavarder avec lui, j’apercevais sa grosse chopine à tête ronde au gré de ses dandinements.

Je me lève pour examiner, par l’une des grandes fenêtres, l’arrière de la maison. Il donne sur un jardin où fleurs et légumes coexistent en bonne intelligence. Sous une tonnelle garnie de rosiers grimpants, un homme est assis dans un fauteuil d’infirme, un plaid sur les jambes. Belle et surprenante tête de Buffalo Bill vieilli. Cheveux de neige portés longs, favoris frisottés, moustache de conquistador, mouche au menton. Aramis à la retraite. Nobliau d’une époque révolue.

Qui vois-je surgir dans ce jardin à la Trénet ? L’ami Salami que j’avais laissé dans la voiture après lui avoir expliqué qu’on ne se présente pas chez les gens avec un chien. Il a probablement sauté par une portière à la vitre baissée, le bougre. Et le voilà qui se livre à une inspection des lieux.

Il renifle le vieillard, lequel n’y prend pas garde car il est dans la semoule. Mon chien l’abandonne pour fouinasser aux abords du manoir.

Du coup j’entrouvre la fenêtre afin de le rappeler à l’ordre.

— Salami ! Vous seriez très aimable de regagner la voiture ! lui lancé-je sèchement !

Il tourne la tête vers moi et, de sa patte avant droite, m’adresse un geste désinvolte. Puis m’oublie spontanément. Je le vois humer l’air du jardin avec volupté. Repère-t-il les effluves d’une chienne en chaleur ?

Une sensation de présence me fait réagir. Derrière moi se tient une splendide personne qui t’inciterait à traverser le Sahara à bicyclette rien que pour lui glisser deux doigts dans la chaglatte afin de t’en faire un esquimau.

La survenante doit avoir la trentaine. Elle est brune avec les yeux d’un bleu infiniment pâle, une bouche charnue, humide comme le rez-de-chaussée d’une jouvencelle visionnant un film hard en l’absence de ses parents, des joues kif de la peau de pine, tellement elle est lisse. L’arrivante porte un ensemble de daim en provenance de chez Zilli, dans les tons jaune, et des pompes devant valoir deux mille francs pièce.

Elle me détronche d’un air poli mais neutre.

— Monsieur, vous désirez ?

Je m’approche avec un maximum de sobriété, m’appliquant à lui cacher l’irrésistible bandaison qui m’empare. Me présente.

Répugnant à exciper de mon grade, je lui dis être le commissaire San-Antonio.

La jeune femme n’en marque ni plaisir ni surprise, se contente de me désigner le fauteuil que j’occupais précédemment.

— Puis-je savoir qui vous êtes ? fais-je-t-il avec grâce, en croisant les jambes par-dessus ma bandaison.

— Hélène de la Liche ! répond-elle brièvement.

Me voici un brin paumaga.

— Une fille de… ?

Et de désigner le vieux sous sa tonnelle.

— Sa femme ! corrige-t-elle.

— Pardon, j’ignorais que M. de la Liche fût remarié.

Dis, il a remis le couvert avec du modèle surchoix, le viticulteur. Pas étonnant qu’il ait craqué les plombs, à son âge, avec un sujet semblable dans son paddock, pépère.

Lit-elle mes pensées dans ma tête féconde (ou faite conne) ? Toujours est-il que j’ai droit à un sourire indéfinissable qui me file l’envie de le transformer en collerette à paf.

— Vous connaissez sa fille Valériane, célèbre à Paris sous le nom d’Éléonore ?

— Je l’ai fréquentée avant lui : nous travaillions à Rome pour le même couturier, Franco Lemmanché. Nous étions très liées, elle et moi. Elle m’a invitée à passer huit jours ici, dans leur demeure familiale. Son père a eu le coup de foudre ; de mon côté je n’ai pas été insensible au charme de ce gentilhomme et nous nous sommes mariés.

— Jolie histoire ! apprécié-je.

— Qui, malheureusement, n’a pas duré très longtemps puisque, trois ans après notre union, une attaque l’a dépossédé de presque toutes ses facultés.

— Et vous continuez de rester auprès de lui ? Mes compliments.

— N’est-ce pas mon devoir ? demande-t-elle d’un ton brusque.

— Sans doute, mais quelle jeune et ravissante femme dans tout son éclat sacrifierait sa vie à un être privé d’esprit et de mouvements ? Surtout n’ayant été son épouse que si peu de temps.

— Monsieur, chacun réagit selon sa nature. Je dois dire que la mienne me faisait rêver d’une vie calme dans la sécurité.

— Je comprends, coupé-je. Bien, je suis ici pour enquêter à propos d’Éléonore ; c’est donc d’elle que nous devons parler, si vous n’y voyez pas d’objections ?

— Elle a des problèmes ?

— C’est un euphémisme que d’appeler ainsi ce qui lui est arrivé.

Ma vise-à-vise blêmise.

— Elle est morte ? balbutie-t-elle.

— Je suis navré de devoir vous l’apprendre aussi brutalement.

Hélène de la Liche est en proie à une violente émotion.

— Non ! Non ! fait-elle, avec de la rage dans la voix ; ce n’est pas possible !

Je laisse s’écouler un silence de replâtrage. Le temps qu’elle assimile la nouvelle.

En fin de comte, comme on dit dans la noblesse, elle murmure :

— Un accident ?

— Non, madame : un assassinat !

24

VIVA SALAMI !

Il existe plein d’instants bizarres !

Parce que imprévisibles. Ils t’arrivent sans bruit, pendant que tu penses à autre chose.

Je te prends ma visite au viticulteur. Je l’ai entreprise poussé par mon flair poulardier. Me suis dit : « Il serait intéressant de découvrir l’endroit d’où est sortie la fameuse Éléonore, à l’existence si étrange, au destin si tragique », ce qui t’explique mon départ pour le Sud-Ouest. J’y trouve ce que je n’attendais pas : un vieil aristo dans la semoule et une ravissante femme séduisante à t’en faire éclater les testicules.

L’annonce de la mort de sa belle-fille la plonge dans un chagrin infini, auquel succède une prostration inquiétante. Avec ménagements, je lui pose quelques questions sur son amie. Elle y répond distraitement, par motoculteur[15].

Il ressort de ses déclarations qu’elles se rencontraient rarement mais se téléphonaient volontiers. Éléonore répugnait à voir son père depuis que ce dernier avait perdu l’esprit. Sa carrière de mannequin marchait très fort. Beaucoup d’hommes la courtisaient, mais elle n’en aimait qu’un seul : Luciano Casanova. Par ailleurs, elle cultivait une sorte d’amitié amoureuse (à sens unique) avec un attaché de presse nommé Pierre Cadoudal. Si elle connaissait un gros mandataire des halles, M. Rigobert Panoche ? En effet. Valériane en plaisantait souvent. Ce type était fou d’elle, au point de lui offrir un apparte à Saint-Cloud ! Mais il ne représentait rien d’autre qu’un pigeon ne demandant qu’à se laisser plumer. Il donnait beaucoup tout en obtenant peu. Non, Éléonore ne lui avait jamais parlé de sa voisine du dessous, Mme Maubec de Pré-Bénit.

Nanti de ces informations, dont la plupart m’étaient connues, je sollicite d’Hélène la permission de prendre congé. Et c’est là que se positionne « l’inattendu » dont je te parle en tête du présent chapitre. Mue par une pulsion que je te qualifierais volontiers « d’incoercible » si ce terme ne me paraissait excessif et un peu con, l’épouse du paralytique me saisit l’avant-bras et, les yeux emplis de larmes, la voix rauque, me supplie :

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15

N’importe quel écrivaillon, à ma place aurait écrit « monosyllabes », mais je sais m’écarter des ornières propres aux sentiers battus.