— Supposons qu’on l’ait contrainte à le sortir sous la menace ?
— Quand ?
— Alors qu’elle était déjà chez Éléonore.
— Eh bien ?
— Ses agresseurs prélèvent ce qu’elle y cache et lui remettent sa prothèse en hâte.
— Pourquoi auraient-ils accompli avec répugnance, je présume, un geste si naturel à la vieille femme ?
— Parce qu’elle était K.O. Un peu plus tard, elle a récupéré sans que ses assaillants s’en aperçoivent et a couru se barricader dans les toilettes. Du coup, ils l’ont mitraillée à travers la porte.
Je gamberge.
— Cette théorie n’est pas sotte, Salami. Si vous ne m’intimidiez pas autant, j’ajouterais qu’elle est vachement chiée.
L’air blasé, il soutient son menton de sa patte droite et se prend à méditer.
27
LA MEILLEURE FAÇON
DE NE JAMAIS RECULER,
C’EST DE TOUJOURS AVANCER
Relingé, briqué, propre-en-ordre, comme disent mes bons Helvètes, me revoilà à pied de hautes œuvres dans mon somptueux burlingue.
Autour de moi, mon état-major, que dis-je : ma garde prétorienne ! Béru, Pinaud, Blanc, plus mon nouveau, Hanoudeux le Clermontois. Ce dernier me rend compte de ses multiples vérifications et investigances. Tu sais que je me suis fait à sa frime de mulot des champs ? Et que je la juge plutôt sympa, à présent qu’on se connaît mieux ? Dans le fond, c’est un gentil auquel sa timidité godiche donne un air sournois. C’est comme le Fernet-Branca : il te file la gerbe à la première gorgée, puis tu t’aperçois que c’est un vulnéraire de première force et le moment vient où tu ne peux plus t’en passer !
Il consulte des notes rédigées d’une écriture sage sur du faf quadrillé.
— Le laboratoire a examiné le sac à main aux trois quarts calciné récupéré dans la chaudière. Nos confrères se cassent les dents dessus. Il contenait dix-huit mille francs en billets de cinq cents que, peut-être, la Banque de France remplacera. Le poudrier d’or et le trousseau de clés sont devenus de vagues lingots informes, quant à l’agenda, il n’y a plus grand-chose à en tirer. Ce dont on est certain, c’est que les textes qui y figuraient furent écrits par Valériane de la Liche. Le passeport lui appartenait indiscutablement.
« Par ailleurs, les cheveux sur l’oreiller sont bien les siens. Un dernier point, si vous le permettez, monsieur le directeur : des spécialistes ont comparé la voix enregistrée ici même l’autre soir, lorsqu’une femme se prétendant Éléonore vous a appelé de l’Yonne, avec celle de son répondeur du Quai-aux-Fleurs. Indubitablement elle est identique ! Je dois aussi vous signaler que le labo, qui s’explique avec les cendres de la chaudière, procède à un examen plus complet des ossements, car quelque chose dérange ces messieurs. »
— Quoi ?
— Ils n’ont pas précisé. D’autre part, ils ont retrouvé le bridge de trois dents que portait Éléonore à la suite d’un accident.
— Merci, mon ami, voilà du bon travail, complimenté-je, car un général doit savoir pincer l’oreille de ses grognards de temps à autre pour leur faire reluire le lobe.
Je sors de ma fouille deux objets de taille presque similaire : la boucle d’oreille trouvée chez la demeurée du père la Liche, et la balle récupérée dans le tronc du saule à Pompechibre.
— Maintenant, nous avons la paire, déclaré-je en déposant la boucle sur mon sous-main ; prière de découvrir l’origine de ces bijoux.
Puis, mettant la bastos à côté des pierres précieuses :
— Il me faut un rapport serré sur ce projectile. A-t-on procédé à l’autopsie de Pierre Cadoudal, le compagnon d’équipée d’Éléonore ?
— Elle a lieu cet après-midi, monsieur le directeur !
Ici retentit un hurlement sauvage.
Alexandre-Benoît vient de le pousser.
Nous lui faisons face.
L’Hénorme est dans tous ses états.
— Mais qu’est-ce y l’a à toujours m’ licebroquer su’ l’ bénoche, ton saligaud d’ clébard ? Ma gueule n’y r’ vient pas ou qu’est-ce ?
— Ton bénouze doit sentir le bec de gaz, tranché-je.
— N’en tout cas, j’ veuille que tu susses qu’ si y r’ commencerait, j’y file un coup d’ saton dans les cerceaux ! Toi qui causes chien courrerament, traduis-y !
— Inutile : il a compris. N’est-ce pas, Messire ?
Salami acquiesce et, délibérément, avec une lenteur de majesté, se met à arroser la seconde jambe du Gros.
Ne se tenant plus de fureur, ce dernier veut mettre sa récente menace à exécution, mais mon cador lui chope la cheville shooteuse et la tire si violemment que Mister Gras-Triple part à la renverse et s’abat (dirait la reine de) sur un téléscripteur, lequel, en fin de compte, lui choit sur le portrait. Bilan : le pif éclaté, la pommette droite entaillée, son antépénultième dent brisée, les lèvres fendues, une oreille déchiquetée avec, pour couronner le tableau, une entorse du genou ; la malheureuse victime de l’infernal basset écume, promet de trucider mon chien dans les meilleurs délais. Selon lui, la façon la plus délectable d’en finir avec le maudit consistera à le flanquer dans la gueule béante d’une bétonneuse, que, justement, y en a une chiée près de son domicile, consécutivement à la construction d’un groupe « escolaire ».
Des gardiens de la paix, appelés à la rescousse, emportent ses imprécations et lui-même à l’Hôtel-Dieu très proche.
Je sermonne alors le fautif.
— Mon cher, lui déclaré-je sévèrement, quelle mouche vous pique de prendre ce bon gros flic comme tête de Turc ? Il s’agit d’un très brave homme, au demeurant.
Le clebs bâille d’ennui et me répond, d’un ton badin :
— Sa connerie m’insupporte !
— Il va bien falloir vous y faire, rétorqué-je vertement. Béru est un collaborateur précieux doublé d’un ami auquel je porte la plus grande tendresse ; de grâce, Salami, ne me mettez pas dans la pénible situation d’avoir à choisir entre vous et lui !
Il adopte ce que j’appelle son « attitude Rodin » : son regard lourd planté dans mes yeux. Comme je ne fuis pas les siens, à la longue il rebâille, pète et décroche ; signe évident que je sors vainqueur de l’affrontement.
Magnanime, je n’en tire pas vanité, sachant combien une victoire est fallacieuse.
— Reprenons ! fais-je à mes hommes, d’un ton léger.
C’est l’instant choisi par le bigophone interne pour m’annoncer la venue de Dimitri Maubec, le fils de la vieille dame assassinée.
Je congédie mes potes d’un signe et l’huissier m’introduit presque aussitôt le visiteur.
Il s’agit d’un plus que quinquagénaire rose, rond et blond, déplumé de la calotte, aux yeux clairs, aux paupières lourdes lui donnant l’air ensommeillé. Il porte un costoche angliche à carreaux marron, une chemise blanche et une cravate noire, signe de son deuil très récent.
On se shake les hands. Ce gazier fait représentant en bonneterie. Je lui devine un cottage Sam’ suffit dans la banlieue de London avec, dans cette construction pareille à quinze cents autres, une femelle tachée de rousseurs et des gamins ayant un clavier Pleyel dans la bouche.
Je l’entraîne dans le fond de mon bureau, là que deux larges fenêtres me dispensent le soleil quand il y en a, et de la pluie les trois cents autres jours de l’année.
Ce coin intime, me le suis fait aménager depuis le départ du Vieux.
Il forme un agréable renfoncement entre le cabinet de travail et le minuscule baisodrome arrangé par Achille. Il l’appelait son lieu de relaxation, mais il y a bouffé davantage de chattes qu’il n’y a de grains dans un sac de blé. Pas bégueule, il m’arrive de l’utiliser. Cependant, le souvenir de l’ancien dirluche me perturbe le sensoriel et je préfère emmener mes bonnes fortunes au studio « Mon Bijou » de la mère Troussal, une ancienne secrétaire de nos services qui, ayant ramassé un pacsif commak au Loto, a largué la Poule pour créer ce lieu de délassement où toute la Grande Taule va se faire déstructurer l’intime.