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Donc, c’est dans mon petit no man’s land que j’accueille Dimitri Maubec. Deux canapés disposés de part et d’autre d’une table basse, et c’est tout. Les gens que j’y reçois ont des choses à me dire. J’ai remarqué que les langues se délient mieux dans cet endroit de détente que derrière mon imposant bureau ministre, plus vaste qu’une table de ping-pong.

— Vous êtes au courant des faits, monsieur Maubec ? m’enquiers-je avec un sourire dévastateur.

— Oui, monsieur le directeur.

— J’aimerais savoir ce que vous en pensez ?

— Cette affaire m’a anéanti. Comment peut-on abattre froidement une femme de cet âge ! Elle menait une vieillesse confortable, heureuse même.

— Sans heurts ?

Mon interrogation le laisse bouche, tu sais quoi ? Bée !

Je peux admirer à loisir ses deux molaires en or et son incisive noircie.

— Vous hésitez à me répondre ? noté-je d’un ton mi-nèfle, mi-poire.

— Heu, je, non !

— Qu’est-ce qui vous a troublé dans ma dernière question ?

Il balance. Moi, tu me connais de A jusqu’à l’oigne. Me lève et vais prendre une boutanche de très vieux porto dans un classeur transformé en cave à liqueurs. Verres baccarat, s’il vous plaît (pardon : if you please). En chope deux entre mes doigts écarquillés. Les emplis sur la table.

— Cher monsieur Maubec, voici une bouteille qui doit avoir votre âge ; elle m’a été offerte par une femme exquise. Je ne la bois qu’en compagnie de gens qui « en valent la peine ».

Nous choquons nos glasses délicatement.

— Sublime, apprécie mon visiteur, après l’avoir goûté. Comment savez-vous que c’est ma boisson d’élection ?

— C’est celle des gens intelligents possédant assez de discernement pour ne point se shooter avec des alcools violents.

Je sirote à l’unisson.

— Je préfère celui-ci aux vintages, fais-je en reposant mon godet. Maintenant, cher ami, répondez-moi loyalement : quel était le secret de votre mère ?

Avant de laisser son porto, il le respire. J’ai mis dans la cible avec ma boutanche !

— Maman a eu une existence mouvementée pendant la dernière guerre car elle était agent de renseignements des Services d’espionnage britanniques en France. Ses actions d’éclat furent innombrables. À la Libération, le roi George VI la décora de l’ordre de la Jarretière.

— Elle était d’origine anglaise ?

— Par sa mère.

— Quelle fut sa vie ?

— Elle est née en France, a fait ses études secondaires en Angleterre. Au début des hostilités, elle est entrée dans les forces de Sa Majesté où elle n’a pas tardé à œuvrer. Pendant son combat elle a été arrêtée, torturée. Elle y a même laissé un œil. Et c’est durant cette période de la France occupée qu’elle a rencontré Ludovic Maubec, mon père. Ce dernier militait dans les rangs socialistes en cours de réorganisation. Par la suite sa carrière s’est brillamment développée. Il est devenu un ministre dont l’activité intermittente a duré un quart de siècle.

— Et vous, dans tout ça ?

— Je suis né peu après la guerre. J’ai passé mes vingt premières années à Paris avant d’aller poursuivre des études bancaires en Grande-Bretagne. Je m’y suis marié et définitivement établi. J’occupe les fonctions de président-directeur général à la Banque centrale et j’ai deux enfants. Après le décès de mon père, maman est venue habiter chez moi, mais ça n’a pas très bien marché avec Dorothy. Elle a préféré regagner la France où elle a acheté le rez-de-chaussée d’un charmant petit immeuble de Saint-Cloud.

— Vous la voyiez souvent ?

— Chaque Noël, elle le passait chez nous, et aux vacances d’été je l’emmenais dans le sud de l’Espagne où j’ai fait bâtir une maison de vacances.

— Avez-vous l’impression qu’elle avait des activités clandestines ?

Là, le mec ouvre des yeux de chat déféquant dans la cendre encore brûlante d’un âtre.

— Des activités clandestines ! Elle ? Vous savez son âge, monsieur le directeur ?

— Nous avons trouvé un pistolet de fort calibre à l’intérieur de son oreiller.

Il sourcille, puis :

— Reliquat de son passé aventureux, probablement. Ses prestations dangereuses au cours de la guerre l’avaient beaucoup marquée : elle les évoquait fréquemment. Une fois âgés, les gens d’action, surtout quand ils furent des héros, restent pleins de leurs souvenirs épiques.

— Il n’empêche qu’elle a été assassinée, objecté-je.

— Selon ce que j’ai lu dans la presse, c’est sa voisine qui était visée.

— Simple supposition de journalistes. Vous pouvez me parler de sa prothèse ?

— Vous faite allusion à son œil de verre ?

— En effet.

— Mon Dieu, que vous en dirais-je ? Je l’ai toujours connue ainsi. Du moins à partir du jour où, étant gamin, je l’ai surprise dans sa salle de bains en train de l’extraire de son orbite comme on évide un fruit de son noyau. Souvenir de cauchemar ; je ne l’ai jamais oublié.

— Saviez-vous que cet œil constituait une cachette ?

— Comment cela ?

Je donne à mon visiteur les explications nécessaires. Il est stupéfait.

— C’est du roman ! s’exclame-t-il. Comment pouvez-vous avaler pareille baliverne, monsieur le directeur ?

— Les flics sont tous des saint Thomas qui croient ce qu’ils voient, riposté-je d’un ton glauque et plus cassant qu’un fémur de nonagénaire. Son œil artificiel lui a été ôté, puis remis à l’envers. Il comporte une cavité inhabituelle dans ce genre de prothèse ; donc cette « baliverne » nous intrigue !

— Je n’étais au courant de rien ! affirme-t-il avec un tel accent de sincérité qu’on pourrait le mettre sous verre pour en faire un tableau.

— Mme Maubec était fortunée ?

— Le mot est excessif. Disons qu’elle disposait d’une confortable aisance.

— De nos jours, c’est ce qu’on appelle être riche, assuré-je. Est considéré comme tel tout individu qui n’a pas besoin d’engager la montre de son vieux père pour payer sa location !

Soudain, un incident sans grande importance, mais qui m’intrigue : mon chien qui semblait somnoler, les babines entre ses pattes avant, se dresse et s’approche du téléphone en aboyant de façon feutrée.

Aussitôt, le ronfleur retentit. Salami se tourne vers moi en un mouvement d’invite. Du coup, je fonce pour décrocher.

Une voix de femme, sensuelle et vibrante, me fulmigue dans le cornet :

— Bonjour, fuyard. Je vous dérange ?

L’organe de la belle Hélène de la Liche.

— Oh ! bonjour, piteusé-je. Pardonnez mon départ en catimini. Vous le savez, je n’avais pas prévu de passer la nuit dans le Sud-Ouest et un travail urgent m’attendait à Paris.

La voix lascive me pourve d’un tricotin avec lequel il me serait impossible de battre le record du monde de cent mètres haies que j’ai établi l’an passé.

Elle soupire :

— Vous me manquez horriblement.

— C’est réciproque, mon général ! plaisanté-je.

— Si vous saviez… Rien que d’entendre votre voix…

— Je vais devoir changer de slip, affirmé-je.

— Alors il faut que nous nous revoyions très vite. Vous pensez revenir ici ?