Gaston régla ses jumelles et les braqua sur l'arbre Jupiter, un grand chêne vieux de quatre cents ans culminant à trente-cinq mètres de hauteur. «Que c'est beau, la forêt», s'émerveilla-t-il en déposant ses jumelles.
Une fourmi venait tout juste de s'installer sur l'étui. Il voulut l'en chasser mais elle s'accrocha à sa main avant d'escalader son pull.
Il dit à son chien:
– Les fourmis m'inquiètent. Jusqu'à présent, leurs nids étaient isolés. Mais leurs fourmilières se regroupent pour des raisons mystérieuses. Elles se sont ralliées en fédérations et voici que les fédérations se regroupent entre elles pour former des empires. Comme si les fourmis étaient en passe de se livrer à une expérience que nous, les humains, n'avons jamais été capables de mener à bien, celle de la «suprasociabilité».
Gaston avait en effet lu dans les journaux qu'on repérait de plus en plus de supercolonies de fourmilières. En France, on avait recensé dans le Jura des rassemblements de mille à deux mille cités reliées entre elles par des pistes. Gaston en était persuadé, elles étaient en train de pousser l'expérience de la société jusqu'à son stade le plus accompli.
Comme il examinait les alentours, son regard fut soudain attiré par une vision insolite. Il fronça les sourcils. Au loin, dans la direction du rocher de grès et de la ravine qu'avait découverts sa fille, un triangle brillait entre les futaies. Cette fois, il ne s'agissait pas d'une fourmilière.
La forme scintillante était masquée par des branches mais ses arêtes trop droites la dénonçaient. La nature ignore les lignes droites. Il devait donc s'agir soit d'une tente dressée par des campeurs qui n'avaient rien à faire là, soit d'un gros déchet abandonné en pleine forêt par des pollueurs insouciants.
Irrité, Gaston dévala le sentier en direction de cette lueur triangulaire. Son esprit continuait à lui présenter des hypothèses: une caravane d'un modèle nouveau? Une voiture métallisée? Un placard?
Il mit une heure à travers les ronces et les chardons pour parvenir jusqu'à la forme mystérieuse. Il était fourbu.
De près, la chose était encore plus insolite. Ce n'était ni une tente, ni une caravane, ni un placard. Se dressait devant lui une pyramide d'à peu près trois mètres de haut, aux flancs entièrement recouverts de miroirs. Quant à la pointe du sommet, elle était translucide comme du cristal.
– Eh bien ça! mon brave Achille, pour une surprise, c'est une surprise…
Le chien acquiesça en aboyant. Il grogna en exhibant ses crocs cariés et lâcha son arme secrète: une haleine fétide qui avait déjà mis en déroute plus d'un chat de gouttière.
Gaston contourna le bâtiment.
De grands arbres et des touffes de fougères aigles dissimulaient assez bien la pyramide au premier regard. Si le soleil matinal ne l'avait éclairée d'un rayon précis, jamais Gaston ne l'aurait remarquée.
Le fonctionnaire scruta l'édifice: ni portes, ni fenêtres, ni cheminée, ni boîte aux lettres. Pas même un sentier pour s'en approcher.
Le setter irlandais grognait toujours en reniflant le sol.
– Tu penses comme moi, Achille? J'ai déjà vu des trucs comme ça à la télé. Ce sont peut être des… extraterrestres.
Mais les chiens accumulent d'abord les informations avant d'émettre des hypothèses. Surtout les setters irlandais. Achille semblait s'intéresser à la paroi-miroir. Gaston y colla son oreille.
– Ça alors!
Il percevait des bruits à l'intérieur. Il crut même discerner une voix humaine. De la main, il toqua contre le miroir:
– Il y a quelqu'un là-dedans?
Pas de réponse. Les bruits cessèrent. L'auréole de buée laissée par la phrase sur la paroi-miroir se dissipa.
À y regarder de très près, la pyramide n'avait rien d'extraterrestre. Elle avait été construite en béton et recouverte ensuite de plaques de glace comme on en trouve dans n'importe quel magasin de bricolage.
– Qui peut bien avoir eu l'idée d'ériger une pyramide au beau milieu de la forêt de Fontainebleau, tu as une idée Achille?
Le chien aboya la réponse, mais l'humain ne la comprit pas vraiment.
Il y eut un infime bourdonnement derrière lui.
Bzzz…
Gaston n'y prêta pas attention. La forêt était remplie de moustiques et de taons en tout genre. Le bourdonnement se rapprocha.
Bzzz… Bzzz…
Il sentit une légère piqûre au cou, leva la main comme pour chasser l'insecte importun, mais suspendit son geste. Il ouvrit toute grande la bouche, tournoya sur lui-même. Il lâcha la laisse de son chien et ses yeux s'exorbitèrent quand il s'effondra, tête en avant, dans un bouquet de cyclamens.
16. ENCYCLOPEDIE
HOROSCOPE: En Amérique du Sud, chez les Mayas, existait une astrologie officielle et obligatoire. Selon le jour de sa naissance, on donnait à l'enfant un calendrier prévisionnel spécifique. Ce calendrier racontait toute sa vie future: quand il allait trouver du travail, quand il allait se marier, quand il lui arriverait un accident, quand il mourrait. On le lui chantonnait dans son berceau, il l'apprenait par cœur et lui-même le fredonnait pour savoir où il en était de sa propre existence.
Ce système fonctionnait assez bien, car les astrologues mayas se débrouillaient pour faire coïncider leurs prévisions. Si un jeune homme avait dans les paroles de sa chanson la rencontre de telle jeune fille un certain jour, la rencontre s'opérait car la jeune fille détenait exactement le même couplet dans sa chanson-horoscope personnelle. De même pour les affaires, si un couplet annonçait qu'on allait acheter une maison tel jour, le vendeur avait dans sa chanson l'obligation de la vendre tel jour. Si une bagarre devait éclater à une date précise, tous les participants en étaient informés depuis belle lurette.
Tout fonctionnait à merveille, le système se renforçant de lui-même.
Les guerres étaient annoncées et décrites. On en connaissait les vainqueurs et les astrologues précisaient combien de blessés et de morts joncheraient les champs de bataille. Si le nombre de morts ne coïncidait pas exactement avec les prévisions, on sacrifiait les prisonniers. Comme ces horoscopes chantés facilitaient l'existence! Plus aucune place n'était laissée au hasard. Personne n'avait peur du lendemain. Les astrologues éclairaient chaque vie humaine du début à sa fin. Chacun savait où menait sa vie et même où allait celle des autres.
Comble de prévision, les Mayas avaient prévu… le moment de la fin du monde. Elle surviendrait tel jour du dixième siècle de ce qu'ailleurs on appela l'ère chrétienne. Les astrologues mayas s'étaient tous accordés sur son heure exacte. Si bien que la veille, plutôt que de subir la catastrophe, les hommes mirent le feu à leurs villes, tuèrent eux-mêmes leur famille et se suicidèrent ensuite. Les quelques rescapés quittèrent les cités en flammes pour n'être plus que de rares errants dans les plaines.
Pourtant, cette civilisation était loin d'être l'œuvre d'individus simplistes et naïfs. Les Mayas connaissaient le zéro, la roue (mais ils n'ont pas compris l'intérêt d'une telle découverte), ils ont construit des routes; leur calendrier, avec son système de treize mois, était plus précis que le nôtre. Lorsque les Espagnols sont arrivés au Yucatan, au seizième siècle, ils n'ont même pas eu la satisfaction d'anéantir la civilisation maya puisque celle-ci s'était autodétruite fort longtemps auparavant. Cependant, il subsiste de nos jours des Indiens qui se prétendent lointains descendants des Mayas. On les nomme les «Lacandons». Et, chose étrange, les enfants lacandons fredonnent des airs anciens énu-mérant tous les événements d'une vie humaine. Mais nul n'en connaît plus la signification précise.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.