Par chance, l'alerte olfactive donnée tour à tour par la fourmi-concierge et par l'artilleuse n'a pas été perçue jusqu'ici. C'est l'inconvénient des caches situées au bout de couloirs trop emberlificotés, les vapeurs phéromonales y circulent mal.
Les soldates entrent discrètement et se mêlent à l'auditoire. La fourmi qui émet, c'est 23e, celle que toutes les déistes appellent «la prophétesse». Elle prêche que, là-haut, bien au-dessus de leurs antennes, vivent les Doigts géants qui surveillent tous leurs actes et les soumettent à des épreuves pour les faire progresser.
C'en est trop. 13e lance le signal.
Il faut tuer toutes ces déistes malades.
169. LA POURSUITE CONTINUE
Dans les égouts, la comptine ne parvenait plus à rassurer Julie.
Soudain, ils entendirent des bruits feutrés. Ils virent approcher des points rouges. Des yeux de rats. Après les Rats noirs, les véritables rongeurs et un nouvel affrontement en perspective. Ceux-ci étaient plus petits mais plus nombreux.
Julie vint se pelotonner contre David.
– J'ai peur.
David fit fuir les bestioles à grands moulinets de canne, en assommant plusieurs au passage.
Ils essayèrent de profiter du répit pour se reposer mais, déjà, ils entendaient de nouveaux bruits.
– Cette fois, il ne s'agit pas de rats.
Des faisceaux de lampe balayaient le tunnel. Il ordonna à la jeune fille de s'aplatir sur le ventre.
– Il me semble que quelque chose a bougé, par là, clama une voix masculine.
– Ils arrivent sur nous. On n'a plus le choix, murmura David.
Il poussa Julie dans l'eau et la suivit.
– J'ai cru entendre comme deux «plouf», reprit la voix grave.
Des bottes coururent sur la berge en faisant claquer les flaques. Des policiers éclairaient la surface de l'eau juste au-dessus de leur crâne.
David et Julie n'avaient eu que le temps de s'enfoncer dans le liquide immonde. David maintint la tête de Julie sous l'eau. Elle se mit instinctivement en apnée. Elle aurait décidément tout connu ce jour-là. À nouveau, elle manquait d'air et, de plus, elle avait senti une queue de rat frôler son visage. Elle ne savait pas que les rats nageaient aussi sous l'eau. Instinctivement ses yeux s'ouvrirent, elle vit deux cercles de lumière qui éclairaient toutes sortes d'immondices en suspension au-dessus de leur front.
Les policiers s'étaient immobilisés et promenaient leurs torches un peu plus loin sur les ordures flottantes.
– Attendons, s'ils sont sous l'eau, ils finiront bien par remonter pour respirer, dit l'un.
David avait lui aussi les yeux ouverts sous l'eau; il indiqua à Julie comment maintenir uniquement les narines hors de l'eau. Le nez était heureusement une protubérance du visage et il était possible de le sortir tout en gardant le reste immergé. Julie qui s'était souvent demandé pourquoi le nez humain était ainsi placé en avant connaissait maintenant la réponse. Pour sauver son propriétaire en pareille situation.
– S'ils étaient dans l'eau, ils seraient déjà remontés à la surface, répondit le second policier. Personne ne peut rester en apnée si longtemps. Les plouf, ce devaient être des rats.
Les deux hommes se décidèrent à poursuivre leur chemin.
Lorsque leurs lumières blanches se furent assez éloignées, Julie et David sortirent la tête tout entière et aspirèrent le moins bruyamment possible une énorme goulée d'un air presque frais. Julie n'avait jamais autant mis ses poumons à l'épreuve.
Les deux révolutionnaires se gavaient encore d'oxygène quand une lumière plus crue les éclaira d'un coup.
– Stop. Pas un geste, intima la voix du commissaire Maximilien Linart braquant sur eux sa lampe et son revolver.
Il s'approcha:
– Tiens, voici notre reine de la révolution, mademoiselle Julie Pinson en personne.
Il aida ses deux prisonniers à sortir de l'eau croupie.
– Levez bien haut les mains, madame et monsieur les admirateurs des fourmis. Vous êtes en état d'arrestation.
Il regarda sa montre.
– Nous n'avons rien commis d'illégal! protesta faiblement Julie.
– Ça, ce sera au juge d'en décider. En ce qui me concerne, vous vous êtes livrés au pire: vous avez introduit une parcelle de chaos dans un monde bien ordonné. À mon avis, ça mérite une peine maximale.
– Mais si on ne bouscule pas un peu le monde, il se fige et n'évolue plus, dit David.
– Et qui vous demande de le faire évoluer? Vous avez envie d'en parler? D'accord, j'ai tout mon temps. Je pense, moi, que c'est parce qu'il y a des gens comme vous, qui s'imaginent capables d'améliorer le monde, qu'on court sans cesse tout droit à la catastrophe. Les pires calamités ont toujours été l'œuvre de prétendus idéalistes. Les pires folies meurtrières ont été commises au nom de la liberté. Les pires carnages ont été perpétrés au nom de l'amour du genre humain.
– On peut changer le monde en bien, affirma Julie, qui reprenait de l'assurance et retrouvait son ancien personnage de Pasionaria de la Révolution.
Maximilien haussa les épaules.
– Tout ce que veut le monde, c'est qu'on le laisse en paix. Les gens n'aspirent qu'au bonheur et le bonheur, c'est l'immobilisme et l'absence de remise en question.
– Si ce n'est pas pour améliorer le monde, à quoi sert-il de vivre? demanda Julie.
– Mais tout simplement à en profiter, répliqua le commissaire. À profiter du confort, des fruits sur les arbres, de la pluie tiède sur le visage, de l'herbe pour matelas, du soleil pour se réchauffer et cela depuis Adam, le premier homme. Ce crétin a tout gâché parce qu'il voulait la connaissance. On n'a pas besoin de savoir, on a juste besoin de jouir de ce que l'on a déjà.
Julie secoua sa tête brune.
– Sans cesse, tout s'agrandit, tout s'améliore, tout devient plus complexe. Il est normal que chaque génération cherche à faire mieux que la précédente.
Maximilien ne se laissa pas désarçonner.
– À force de vouloir mieux faire, on a inventé la bombe nucléaire et la bombe à neutrons. Je suis convaincu qu'il serait bien plus raisonnable de cesser de vouloir «faire mieux». Le jour où toutes les générations feront pareil que les précédentes, on aura enfin la paix.
Il y eut soudain un bzzz dans l'air.
– Oh non! pas ça encore! pas ça ici! s'exclama le commissaire.
Se retournant vivement, il s'empressa de délacer sa chaussure.
– Tu as envie d'une nouvelle partie de tennis, insecte de malheur?
Il agita son bras dans les airs, comme s'il luttait contre un fantôme et, soudain, porta une main à son cou.
– Cette fois, il m'a eu, eut-il le temps d'articuler avant de tomber à genoux et de s'effondrer.
Médusé, David contempla le policier à terre.
– Il s'est battu contre quoi?
Avec sang-froid, David ramassa la torche du commissaire et éclaira sa tête. Un insecte se promenait sur sa joue.
– Une guêpe.
– Ce n'est pas une guêpe, c'est une fourmi volante! Et elle s'agite comme si elle voulait nous dire quelque chose, signala Julie.
De la mandibule, l'animal était en train de percer la peau du policier. Avec le sang pourpre qui affleura sur la peau, lentement, il écrivit: «Suivez-moi.»
Julie et David n'en croyaient pas leurs yeux mais ils ne rêvaient pas. Il y avait bien là, maladroitement tracés sur la joue du policier, deux mots: «Suivez-moi.»
– Suivre une fourmi volante qui écrit en français avec sa mandibule? émit Julie, sceptique.
– Au point où on en est, dit David, je suis prêt à suivre même le lapin blanc d'Alice au Pays des merveilles.
Ils fixèrent la fourmi volante, attendant qu'elle leur indique la direction à prendre, mais l'insecte n'eut pas le temps de décoller. Une horrible grenouille, toute couverte de verrues et de pustules, bondit hors des eaux. Elle lança sa langue et happa d'un coup leur guide.