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La forêt.

– Ton père disait que si un jour il avait de gros problèmes, c'est là qu'il irait. «Les arbres protègent ceux qui le leur demandent poliment», affirmait-il. Je ne sais pas si tu as eu le temps de t'en rendre compte, Julie, mais tu sais, ton père était un type formidable.

Elle stoppa et tendit une coupure de cinq cents francs à sa fille pour ne pas la laisser sans argent. Julie secoua la tête.

– En forêt, l'argent, ça ne sert pas à grand-chose. Je te donnerai de mes nouvelles dès que je le pourrai.

Ils descendirent de la voiture et la mère leur adressa un petit signe de la main.

– Pas besoin. Vis ta vie. De te savoir libre sera ma récompense.

Julie ne savait que dire. Il était tellement plus facile de lancer des insultes et de trouver des reparties cinglantes que de réagir à ce genre de paroles. Les deux femmes s'embrassèrent et s'étreignirent très fort.

– Au revoir, ma Julie!

– Maman, une chose…

– Quoi, ma fille?

– Merci.

Adossée à sa voiture, la femme regarda la fille et le garçon s'éloigner parmi les arbres; puis elle s'assit au volant et démarra.

La voiture disparut à l'horizon.

Ils s'enfoncèrent dans les ténèbres végétales. David et Julie avaient l'impression que les arbres les acceptaient comme deux réfugiés. C'était peut-être là une des stratégies globales de la forêt. Sa manière de lutter contre l'espèce humaine était d'en protéger les proscrits.

Pour échapper à d'éventuels poursuivants, le jeune homme choisit systématiquement les sentiers non balisés. L'attention de Julie fut soudain attirée par une fourmi volante qui semblait les suivre depuis un bon moment. Elle s'immobilisa et l'insecte plana d'abord au-dessus de sa tête avant de virevolter autour d'elle.

– David, je crois que cette fourmi volante s'intéresse à nous.

– Tu penses que c'est un animal du même genre que celui des égouts?

– On va bien voir.

La jeune fille tendit sa main, paume ouverte, doigts largement écartés afin de former un terrain d'atterrissage à l'intention de la fourmi volante. Elle vint doucement s'y poser et s'y promena un peu.

– Elle veut écrire, comme l'autre!

Julie saisit une baie dans la broussaille, l'écrasa un peu et, immédiatement, l'insecte y trempa ses mandibules.

«Suivez-moi.»

– Soit c'est la même qui a réussi à se sortir de la grenouille, soit c'est sa sœur jumelle, annonça David.

Ils contemplèrent l'insecte qui semblait les attendre tel un taxi.

– Pas de doute, elle voulait nous guider dans les égouts, elle veut maintenant nous diriger dans la forêt! s'écria Julie.

– Qu'est-ce qu'on fait? demanda David.

– Au point où on en est…

L'insecte voleta devant eux, les dirigeant vers le sud-ouest. Ils passèrent entre toutes sortes d'arbres étranges, des charmes aux ramures étendues en ombrelle, des trembles aux écorces jaunes craquelées de noir, des frênes dont les feuilles exhalaient le mannitol.

Comme la nuit tombait, à un moment, ils la perdirent de vue.

– On ne va plus pouvoir la suivre, dans le noir.

Aussitôt, il y eut comme une lueur et un petit éclair devant eux. La fourmi volante venait d'«allumer» son œil droit, comme un phare.

– Je croyais que les lucioles étaient les seuls insectes capables d'émettre de la lumière, remarqua Julie.

– Mmmm… Tu sais, je commence à croire que notre amie n'est pas une vraie fourmi. Aucune fourmi n'écrit le français et n'allume ses yeux.

– Alors?

– Alors, il peut s'agir d'un minuscule robot téléguidé en forme de fourmi volante. J'ai vu un reportage à la télévision sur ce genre d'engins. Il montrait des fourmis robots fabriquées par la NASA en vue de la conquête de la planète Mars. Mais les leurs étaient plus grosses. Personne n'a encore atteint un tel niveau de miniaturisation, affirma David.

Il y eut des aboiements furieux derrière eux. La battue avait commencé et les policiers avaient lâché leurs chiens.

Ils s'élancèrent de toute la vitesse de leurs jambes. La fourmi volante les éclairait de son faisceau mais les chiens galopaient plus vite qu'eux. Et, avec sa jambe boiteuse, David n'était pas avantagé. Ils grimpèrent sur un talus d'où David, à l'aide de sa canne, s'efforça de maintenir les fauves à distance. Eux sautaient pour planter leurs crocs et cherchaient également à attraper la fourmi volante qui éclairait cette scène de désolation.

– Séparons-nous, dit Julie. Peut-être qu'ainsi, au moins l'un de nous parviendra à s'en tirer!

Sans attendre de réponse, elle partit en enjambant un buisson. Toute une meute de dogues partit à ses trousses, aboyant, bavant et décidés à mettre la jeune fille en charpie.

179. ENCYCLOPÉDIE

COURSE DE FOND: Quand le lévrier et l'homme font la course ensemble, le chien arrive le premier. Le lévrier est doté de la même capacité musculaire par rapport à son poids que l'homme. Logiquement, tous deux devraient courir à la même vitesse. Pourtant le lévrier fait toujours la course en tête. La raison en est que lorsqu'un homme court, il vise une ligne d'arrivée. Il court avec un objectif précis à atteindre dans la tête. Le lévrier, lui, ne court que pour courir.

À force de se fixer des objectifs, à force de croire que sa volonté est bonne ou mauvaise, on perd énormément d'énergie. Il ne faut pas penser à l'objectif à atteindre, il faut seulement penser à avancer. On avance et puis on modifie sa trajectoire en fonction des événements qui surgissent. C'est ainsi, à force d'avancer, qu'on atteint ou qu'on double l'objectif sans même s'en apercevoir.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

180. RENOUER

Princesse 103e est immobile dans sa loge. Prince 24e tourne autour d'elle sans raison. Dans la Cité, certaines nourrices affirment que lorsque le mâle tourne autour de la femelle sans que se produise une copulation, cela génère une tension érotique perceptible comme de l'énergie pure.

Princesse 103e ne croit pas trop à ces légendes citadines mais elle reconnaît que de voir 24e tourner autour d'elle ainsi suscite chez elle une certaine tension.

Cela l'énerve.

Elle s'efforce donc de penser à autre chose. Sa dernière idée, c'est de construire un cerf-volant. Se souvenant de la feuille de peuplier qui est tombée non pas à la verticale mais en zigzaguant, elle pense qu'il est peut-être possible de lâcher des fourmis en équilibre sur des feuilles, qui voyageraient en surfant sur les courants d'air. Reste à résoudre le problème du contrôle de la direction.

Des exploratrices lui apprennent que de nouvelles cités de l'est viennent de rejoindre la fédération de la Nou-velle -Bel-o-kan. Elle qui ne comptait jusqu'alors que soixante-quatre cités filles uniquement peuplées de rousses, en comprend désormais près de trois cent cinquante, d'au moins une dizaine d'espèces différentes. Sans parler de quelques nids de guêpes et des quelques termitières qui parlementent déjà en vue de leur adhésion.

Chaque nouvelle cité intégrée reçoit le drapeau odorant fédéral ainsi qu'une braise rougeoyante et les recommandations d'usage. Ne pas approcher le feu des feuilles. Ne pas allumer de feu par temps de vent. Ne pas consumer de feuilles à l'intérieur de la cité, cela produit une fumée asphyxiante. Ne pas s'en servir pour la guerre sans autorisation de la cité mère. On les instruit aussi sur le levier et la roue au cas où elles découvriraient dans leurs propres laboratoires des utilisations intéressantes de ces deux concepts.

Certaines fourmis souhaiteraient que la Nouvelle-Bel -o-kan préserve jalousement ses secrets technologiques mais Princesse 103e pense, au contraire, que le savoir doit être répandu chez tous les insectes, même si un jour d'autres s'en servent pour les attaquer. C'est un choix politique.