Des soldates courent sur les flancs, encourageant les marcheuses, contrôlant les zones suspectes, maintenant la cohésion de la marche. 5e et ses comparses surveillent les surveillants, guident les guides. Elles sont les véritables promoteurs de cette marche.
Toutes ont l'impression d'accomplir quelque chose de très important pour leur espèce. Sous la masse de cette troupe, le sol tremble, l'herbe ploie, même les arbres ne sont pas indifférents. Jamais, de mémoire d'arbre, on n'a vu autant de fourmis réunies pour cheminer ensemble dans la même direction. Jamais, d'ailleurs, On a vu des escargots se joindre aux fourmis pour porter des fumerolles.
Le soir, les insectes de la procession se réunissent dans un énorme bivouac à plat. Au centre, les braises rougeoyantes permettent de garder une activité alors que les fourmis de la périphérie sont endormies. Princesse 103e, debout sur quatre pattes, conte à l'énorme masse de ses compagnes ce qu'elle croit connaître des Doigts.
184. PHEROMONE ZOOLOGIQUE: TRAVAIL
Saliveuse: 10e.
TRAVAIL:
Les Doigts se sont d'abord battus pour manger.
Puis, quand ils ont tous eu assez à manger, ils se sont battus pour la liberté.
Quand ils ont eu la liberté, ils se sont battus pour se reposer le plus longtemps possible sans travailler.
Maintenant, grâce aux machines, les Doigts ont atteint cet objectif.
Ils restent chez eux à profiter de la nourriture, de la liberté et de l'absence de travail, mais au lieu de se dire: «La vie est belle, on peut passer ses journées à ne rien faire», ils se sentent malheureux et votent pour les chefs qui leur promettent de leur redonner du travail en résorbant le chômage.
Détail intéressant: en langage doigtesque français, le mot travail vient du latin tripalium, trépied, qui était l'un des plus douloureux supplices infligés aux esclaves.
On les pendait la tête en bas à un trépied et on leur donnait des coups de bâton.
185. LE SANCTUAIRE
Des buissons de ronces encerclaient une cuvette. Il y avait au centre une colline, elle-même surplombée d'une colline plus petite. Des oiseaux planaient en fredonnant des airs folkloriques. Les cyprès ondulaient en les écoutant.
Juchée sur un long rocher de grès, Julie marmonna:
– Il me semble que je reconnais ce décor.
Le décor la reconnut aussi. Elle se sentit épiée. Pas par les arbres, mais par le sol lui-même. Les deux collines étaient comme un œil avec une pupille protubérante dont les haies de ronces seraient les cils.
La fourmi volante ne les guida pourtant pas vers elles mais vers un fossé placé juste au-dessous du doigt de grès.
Julie s'avança. Cette fois, plus de doute. C'était ici qu'elle avait découvert l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu.
– Si on descend là-dedans, on ne pourra plus jamais remonter, estima David.
La fourmi volante tournait autour d'eux, les pressant pourtant de sauter. Avec fatalisme, ils obéirent.
La jeune fille et le jeune homme s'écorchèrent les mains et le visage à des ronces, des acacias, du chiendent et des cirses. C'était vraiment la grande foire de tout ce qui se fait de mal famé dans le monde végétal. Quelques liserons apportaient une note fleurie dans ce milieu rude.
La fourmi volante les conduisit vers un trou. À quatre pattes, comme des taupes, ils s'enfoncèrent dans la terre.
La fourmi volante éclairait le tunnel de son œil phare. David suivait tant bien que mal, sans lâcher sa canne.
– Au fond, c'est une impasse. Je le sais puisque je suis déjà descendue ici, annonça Julie…
En effet, au bout, le tunnel était clos. La fourmi volante atterrit comme si elle en avait fini avec son travail de guide.
– Voilà, il n'y a plus qu'à refaire le chemin en sens inverse, soupira la jeune fille.
– Attends, cet insecte robot ne nous a sûrement pas fait venir jusqu'ici pour rien, dit David.
Il examinait l'endroit avec attention. Il tâtonna contre le mur et sentit sous sa main quelque chose de dur et froid. Il épousseta le sable et dégagea une plaque ronde de métal que la fourmi volante s'empressa d'éclairer. Sur le panneau métallique était gravée une énigme et encadré un clavier plat de type Digicode pour y répondre.
Ensemble, ils déchiffrèrent: «Comment faire avec six allumettes huit triangles équilatéraux de taille égale?»
De la géométrie maintenant. Julie se prit la tête dans les mains. Impossible d'y échapper, le système scolaire vous rattrapait partout.
– Cherchons. C'est l'énigme de la télé, dit David, qui aimait bien les énigmes et ne manquait que rarement «Piège à réflexion».
– Ah oui! eh bien, la bonne femme de la télévision, qui est tellement calée, elle ne l'a pas trouvée la solution. Alors, nous…
– Au moins, tant qu'on cherche, on est à l'abri, insista David.
Le jeune homme arracha une racine, à fleur de terre, la découpa en six morceaux et disposa ceux-ci en tous sens.
– Six allumettes et huit triangles… Ça doit être faisable.
Il joua longtemps avec les allumettes. Soudain il annonça:
– Ça y est, j’ai trouvé!
Il lui expliqua la solution. Il tapa le mot et, dans un feulement d'acier, la porte en métal s'ouvrit.
Derrière, il y avait une lumière et des gens.
186. PHEROMONE ZOOLOGIQUE: INSTINCT GRÉGAIRE
Saliveuse: 10e.
INSTINCT GRÉGAIRE:
Les Doigts sont des animaux très grégaires.
Ils supportent difficilement de vivre seuls.
Dès qu 'ils le peuvent, ils se regroupent en troupeaux.
L'un des endroits où leur rassemblement est des plus spectaculaires s'appelle «métro».
Là-dedans, ils sont capables de supporter ce qu 'aucun insecte au monde ne supporterait: ils se serrent les uns contre les autres, s'écrasent et se compressent jusqu 'à ne plus pouvoir bouger tant la foule est dense autour d'eux.
Le phénomène du métro pose problème: le Doigt dispose-t-il d'une intelligence individuelle ou est-il mû par des injonctions auditives ou visuelles qui l'obligent à ce genre de comportement grégaire?
187. C'ETAIT DONC EUX
Le premier visage que Julie aperçut fut celui de Ji-woong. Francine, Zoé, Paul et Léopold lui apparurent ensuite. Si l'on exceptait Narcisse, les «Fourmis» étaient au complet.
Leurs amis leur tendirent les bras et les soutinrent. Ils se serrèrent les uns contre les autres, trop contents de se retrouver. Ils embrassèrent Julie sur les joues qu'elle avait chaudes.
Ji-woong raconta leurs aventures. Sortis tant bien que mal, mais indemnes, des échauffourées du lycée, ils avaient voulu venger Narcisse et avaient poursuivi les Rats noirs dans les petites rues autour de la grande place mais ceux-ci étaient déjà loin. Les policiers s'étaient lancés à leurs trousses et ils s'étaient donné beaucoup de mal pour leur échapper. La forêt leur avait paru un bon refuge et, là, une fourmi volante était venue vers eux pour les conduire jusqu'ici.
Une porte s'ouvrit et une petite silhouette tassée s'encadra dans la lumière: un vieux monsieur à la longue barbe blanche qui ressemblait à un Père Noël.
– Ed… Edmond Wells? bégaya Julie.
Le vieillard secoua la tête.
– Edmond Wells est mort il y a trois ans déjà. Je suis Arthur Ramirez. Pour vous servir.
– C'est M. Ramirez qui nous a dépêché des robots fourmis volantes pour nous guider ici, affirma Francine.
La jeune fille aux yeux gris clair considéra un instant leur sauveur.